un jour, une description

25 avril 2021

Une femme assise à son bureau. Elle écrit avec son ordinateur un court texte. Elle regarde des notes sur un carnet, fait souvent des pauses, se relit. Chaque jour ou presque, elle regarde au-delà et quand elle ne peut pas sortir, elle écoute. Elle a toujours aimé cela, regarder les gens autour d’elle, prêter attention à des petites choses, des petits gestes, des paroles, des rires. Elle ne veut surtout pas faire un journal, parler d’elle lui semble sans intérêt, alors elle fait un journal à l’envers dans lequel elle décrit quelqu’un, une situation, une chose, ceux qui la marque et l’accompagne. Et puis elle l’a mis en ligne, comme pour que ce temps suspendu existe peuplé de ses descriptions qui ne sont pas vraiment des rencontres. Cela fait un an qu’elle a commencé. Est-ce que cela mérite un anniversaire ? Est-ce que cela mérite une pause ? Un arrêt ? Juste de poursuivre ? Elle ne le sait pas encore. Elle sait qu’elle va continuer, mais elle ne sait pas encore comment.

23 avril 2021

Une réunion par zoom. Elle rassemble douze personnes qui ne se connaissent pas pour la plupart et qui vont participer ensemble à une expertise. La réunion permet de bien expliquer à tous les tenants et les aboutissants de cette expertise, notre rôle et les enjeux. Un homme plutôt jeune se présente et nous explique qu’il travaille en Suisse où il est actuellement et qu’il a toujours travaillé à l’étranger où il a étudié. Comme tous, il explique pourquoi il a accepté de faire cette expertise qui est longue, chronophage et mal rémunérée. Il dit très clairement qu’il veut comprendre comment fonctionne le système qu’il doit évaluer car il le trouve obsolète et ne comprend pourquoi nous y sommes tellement attachés. On est tous scié et la présidente du jury doit prendre sur elle, pour calmement revenir sur les enjeux d’une expertise qui n’est pas un jugement ou une inspection. Il se tait saisissant vite la réprobation commune. Dans la deuxième partie de la réunion, des points plus techniques sont abordés et il dit qu’il ne comprend pas de quoi on parle et pose des questions qui ont toutes été traitées auparavant. On se rend compte qu’après sa présentation, il a dû faire complètement autre chose et n’a rien écouté. La présidente prend un malin plaisir à rappeler l’importance de l’écoute entre nous, d’une collégialité dans le respect et sans mépris aucun, et finit par « et ce sont toutes ces valeurs-là que nous partageons au sein de notre beau système solidaire dans lequel nous prenons le temps de prendre soin les uns des autres ». Il fait la tête. Comme un gamin arrogant pris sur le fait et qui a été puni.

22 avril 2021

Un cabinet médical. Malgré les restrictions sanitaires, la salle d’attente est pleine. On se sent mal à l’aise sans pouvoir nommer pourquoi. On regarde les autres personnes qui attendent et on se sent une intruse. Peu à peu, on se rend compte qu’on est la seule femme à l’exception des secrétaires médicales. Tous les autres patients sont des hommes de plus de 65 ans et certains sont beaucoup plus âgés. C’est un cabinet d’urologie, on pense « prostate ». Ils le pensent tous aussi, ils savent tous qu’ils sont là pour cela, mais tant qu’ils étaient entre eux, cela allait. Avec notre irruption féminine, d’un coup, c’est comme si leur souci devenait public et honteux. Une atteinte à leur virilité qui serait dévoilée à une femme. A notre arrivée, deux hommes se parlaient, ils ont immédiatement cessé. Le silence s’installe, chacun est dans son téléphone, les médecins, tous des hommes aussi, viennent chercher leur patient et même eux vous jettent un regard surpris. Une jeune femme arrive avec un petit garçon de sept ans environ. Il s’assied sur les genoux de sa mère et lui demande ce que va lui faire le docteur. Elle lui explique qu’il va l’examiner sans lui faire mal, que ce docteur a l’habitude. Elle lui demande :« Tu sais pourquoi on est ici ? Chez ce docteur ? », il lui répond très sérieusement et sans aucune gêne : « Pour mon pipi ». Il précise :« Parce que je fais pipi au lit ». On sent aux sourires qu’il y a presque comme un soulagement d’entendre cet enfant parler si directement, si spontanément et à voix haute de ses soucis. La tension se dénoue un peu. Sa tranquillité, sans honte, nous a fait du bien. A tous.

21 avril 2021

Une dame d’une soixantaine d’années qui parlent avec un monsieur un peu plus âgé au milieu d’un petit jardin public où un grand nombre d’enfants jouent en ce mercredi. A part les parents et les grands-parents qui sont sur les bancs, ce sont les seuls adultes. Elle est habillée tout en noir. Elle porte un chemisier dans une matière assez brillante, puis une jupe qui semble longue mais qui est composée d’une jupe très courte prolongée par de la dentelle qui descend jusqu’au genou, dessous elle porte des collants en dentelle puis des ballerines. Elle a les cheveux blonds coiffés en chignon, ses yeux sont très maquillés et elle porte un masque bleu sous le nez. On remarque ses boucles d’oreilles or et noir qui sont assez longues et semblent lourdes. Elle promène un chien en laisse. Il est tout petit avec un nez écrasé et le poil ras. Ils regardent tous les deux le chien qui semble être leur sujet de conversation. Elle fait mine de partir, puis prend le chien dans ses bras et se retourne pour dire à nouveau quelque chose au monsieur. On voit à sa manière de se retourner, de pencher la tête, qu’elle minaude et essaie de garder l’attention de ce compagnon. Il lui répond et fait un geste du bras qui montre tout à fait une autre direction que celle vers laquelle elle allait. Elle le salue d’un petit geste de la main et part. Quand on la croise, on voit que son regard est triste, son visage fermé. Elle soupire puis relève le menton et se redresse. Elle sourit et retrouve de sa superbe. Haut les cœurs !

20 avril 2021

Une petite fille dans un jardin dans une grande ville. Elle doit avoir environ douze ans. Elle est assez grande avec des longs cheveux noirs ondulés, un visage rond avec un menton pointu, des grands yeux noirs avec des sourcils très marqués et une bouche assez large. Elle est habillé d’un long T-shirt blanc à manches longues et porte un pantalon étrange comme un legging moulant qui imiterait le cuir noir mais qui semble être en plastique. La petite fille est proche d’un des portails du jardin et regarde à l’extérieur en faisant visiblement la tête. Elle regarde de manière insistante un garçon et une fille, du même âge qu’elle, qui sont sortis du jardin et se parlent à part de tous les autres. Elle sort du jardin et fait quelques pas vers eux, le visage fermé. Elle reste à distance et on voit qu’elle regarde le garçon et qu’elle commence à bouger comme pour attirer son attention. Elle finit par dire quelque chose, l’appeler peut-être, il se retourne, la regarde et lui fait un signe de la main comme pour lui dire « attends ». L’autre petite fille sourit. Ils continuent de parler ensemble. Le visage de la petite fille semble se flétrir de tristesse. Elle ne bouge pas. Elle est au bord des larmes. Quand elle sent qu’elle va vraiment pleurer, elle se tourne. On voit deux larmes briller sur ses joues comme un écho à la brillance étrange de son pantalon. Elle s’éloigne. Un chagrin d’amour. Déjà.

19 avril 2021

Un homme qui doit avoir une soixantaine d’année peut-être plus. Il est sur la grand place d’un marché. Il est très élégant. Il porte des mocassins « Weston » fauves avec des chaussettes bleues que l’on entraperçoit et un pantalon bleu certainement en laine qui semble très souple et dont le revers se casse légèrement sur la chaussure. On remarque ensuite sa chemise bleu clair, son gilet de costume bleu foncé boutonné avec des beaux boutons en corne et sa veste grise de costume avec une coupe plutôt cintrée et dans un tissu qui ressemble à du feutre. Il est peut-être plus âgé qu’on ne l’a cru en voyant sa silhouette mince et très dynamique. Son long visage est marqué et assez creusé sous les pommettes saillantes. Son nez est long et droit, ses yeux sont bleus et il a un grand front. Il porte un masque bleu foncé assorti à son pantalon et à son gilet. Ce qui est très étonnant dans cette grande élégance, ce sont ses cheveux. Il est chauve sur tout le haut du crâne et, pour le cacher, il prend une grande mèche sur le côté et la rabat sur son crâne qu’il recouvre ainsi voulant donner l’impression qu’il a encore quelques cheveux. Ces mèches plaquées sont enduites de gel, que l’on voit briller, pour bien tenir. Le vent souffle, il met la main à sa tête ayant peur que sa longue mèche se soulève dévoilant sa calvitie. Il ne veut pas de cette atteinte à son image. Il attend que la rafale de vent soit terminée pour reprendre sa lente promenade dont le seul but semble de se montrer sous ses plus beaux atours. Une parade.

16 avril 2021

Ce sont deux hommes qui traversent la rue. Ils doivent avoir autour de soixante-dix ans. Ils ont à peu près la même taille, moyenne, l’un se tient un peu voûté, l’autre très droit. L’un est habillé avec un pantalon en velours côtelé sombre et un blouson de cuir brun fermé, l’autre avec un jean et une doudoune courte grise. Tous les deux ont les mêmes chaussures de type « Méphisto » aux pieds. Ils portent tous les deux des masques blancs. Ils sont presque chauves mais avec encore quelques cheveux très courts, gris. Ils parlent en marchant, l’un à les mains dans les poches, l’autre fait des grands gestes. Ils sortent d’une petite rue et s’engagent sur le passage piéton devant eux pour traverser un grand boulevard à double sens. Ils ne regardent ni l’un ni l’autre s’il y a des voitures, continuent de se parler et avancent comme s’il n’y avait aucun danger. Ils traversent, ils sont sur un passage piéton, ils sont dans leur droit, les voitures doivent s’arrêter. Elles s’arrêtent. On sent dans leur posture, et dans une petite raideur au moment de s’engager dans la chaussée, qu’ils sont parfaitement conscients de ce qu’ils font mais qu’ils veulent absolument faire ce qu’ils ont le droit de faire. Ils n’auront ni l’un ni l’autre jamais jeté un coup d’œil à gauche puis à droite, ils marchent comme s’ils étaient sur un trottoir. Quand ils sont de l’autre côté du boulevard, ils sourient et poursuivent leur marche à pas vifs. On les entend presque commenter leur action et fanfaronner un peu. Comme une petite victoire.

15 avril 2021

Un petit garçon traverse une place sur une petite trottinette. Il est sûr de lui, il va vite. Alors qu’il roule, il se met à danser en remuant des hanches et des fesses et, s’enhardissant, en bougeant tout le corps sauf les pieds et les mains bien arrimés. Il doit avoir six ans. Il est habillé d’un jean, de baskets colorées et d’un tee-shirt à manches longues à rayures bleues et blanches. Il est brun avec des cheveux un peu longs, il a un visage fin dans lequel on remarque des yeux d’un bleu intense. Il a un air rieur et sourit tout seul en faisant sa petite danse. Il s’arrête quand il arrive au bout de la place, se retourne et attend sa mère qui arrive en tirant une petite trottinette en plastique avec, certainement, sa petite sœur debout dessus. Il remonte sur sa trottinette près à aller de l’avant mais il attend toujours. Il se remet à danser en bougeant de plus en plus les fesses. Au fur et à mesure que sa mère et sa sœur avance, on a vraiment le sentiment que ce jeu leur est adressé et qu’il accentue de plus en plus ses mouvements. Les passants le regardent en riant et sa sœur commence à pouffer. Sa mère lui crie quelque chose. Il s’arrête sans se retourner vers elles et repart très vite en chantant assez fort « je montre mes fesses, je montre mes fesses ». Il rit et avance rapidement toujours en dansant. Il s’arrête à nouveau assez loin de sa mère et sa sœur et reste debout de dos. On se dit qu’il va recommencer mais sa mère a accéléré le pas et est très proche. Il semble le sentir, descend de sa trottinette et attend sagement tout en souriant. Il a l’air très content. Il chantonne. Il grandit.

14 avril 2021

Une dame âgée dans le grand marché de la ville. Elle est très petite et voûtée. Elle a des cheveux gris presque blancs qui portent la trace d’une ancienne mise en plis ou d’une permanente. Son visage est rond, on voit des rides autour de ses yeux bruns, elle porte un masque bleu. Elle est habillée d’une doudoune noire un peu longue et d’un pantalon gris comme un jogging qui n’aurait pas d’élastique aux chevilles. Elle a aux pieds des chaussures noires dans un tissu élastique tressé qui nous semblent de qualité et détonner dans la pauvreté de sa tenue. On les apercevra plus tard dans la devanture d’une pharmacie, ce sont des chaussures orthopédiques. Elle tire un chariot gris sur lequel elle s’appuie de temps en temps. Elle longe les étals des poissonniers en regardant par terre. Elle se penche, ramasse un brin de persil et tend le bras pour attraper un sac plastique. La poissonnière lui demande de ne pas le toucher et lui en donne un. Elle met avec beaucoup de précaution le brin de persil dans le sac puis ouvre son chariot et le met dedans et repart. Elle continue à regarder par terre. C’est certainement une glaneuse qui ramasse les produits jetés par les marchands et qui sont encore consommables. On pense qu’elle ne le fait pas par choix mais par nécessité. Dans ce moment où on ne peut pas s’approcher des étals, on se demande comment elle peut atteindre les produits. On se demande comment elle peut se nourrir. Elle arpente les allées. Son chariot est presque vide et ne contient que le brin de persil.

13 avril 2021

On est assise à une table sur la terrasse de toit d’un immeuble face à un autre immeuble. La rue est étroite alors les toits sont proches. Il est dix-neuf heures. On voit une fenêtre de toit s’ouvrir, et un, deux, trois, jusqu’à sept jeunes gens en sortir grâce à une échelle et aller s’installer sur le faîte du toit, les jambes le long des tuiles. Ils sont bien alignés, ils ne bougent pas trop ou avec prudence, la plupart ont une canette de bière à la main ou leur téléphone portable. Ils sont tous habillés dans des couleurs assez sobres, deux ont des chapeaux. Il semble qu’il y ait quatre filles et deux garçons. Une fois assis, ils sont face à nous et sont surpris de nous voir. On les salue de la main, en montrant notre thé, ils nous saluent bruyamment avec leur bière. Ils ont l’air parfaitement tranquilles. Ils parlent, rient, boivent, se font passer un sac de chips, se font écouter de la musique, se font voir quelque chose sur leur portable, se montrent le soleil couchant sur la chaîne des Puys. C’est la manière qu’ils ont trouvé pour rester ensemble après le couvre-feu, mais en plein air. On trouve cela malin. Rassurant et drôle. Comme une forme de vie à eux malgré tout, sans s’enfermer. D’un coup, leur geste nous parle de liberté et de légèreté. On imagine tous les jeunes gens de cette ville universitaire, alignés sur les faîtes des toits. Comme des moineaux. Ils nous ont fait beaucoup de bien.

12 avril 2021

Une femme et deux enfants sur le bord d’un boulevard d’une grande ville. On les remarque parce que le plus jeune enfant qui marche maladroitement est très près de la chaussée. Il sont à l’angle du boulevard et d’une rue, il y a des objets qui semblent jetés là dont un grand matelas debout contre le mur. Les deux enfants sont encore petits. Ils ont deux et trois ans peut-être et sont habillés avec des habits trop grands et usés. Le plus grand n’a pas de chaussures. On ne peut savoir si ce sont des garçons ou des filles, leurs cheveux sont courts, bruns, ils ont des visages fins avec des grands yeux sombres. La mère semble jeune, elle est habillée d’une robe brune assez longue, d’un gilet de laine grise épais, et est chaussée de baskets. Elle est châtain clair, coiffée d’une queue de cheval un peu lâche, elle ne porte pas de masque. Son visage est rond avec des yeux bruns et elle téléphone. Elle parle tout en surveillant ses enfants qu’elle ramène de l’autre main, vers le matelas. Elle regarde le matelas de près, le touche, semble évaluer son confort, discute en faisant de grands gestes et on comprend qu’elle le décrit à quelqu’un peut-être pour pouvoir le récupérer et le réutiliser. Elle raccroche et attrape ses enfants qu’elle fait asseoir d’autorité sur le matelas. Elle reste debout et semble surveiller autant les enfants que l’objet d’un œil inquiet. Elle veille, l’air sérieux en jetant de temps en temps un coup d’œil vers le boulevard guettant certainement quelqu’un. Les enfants s’amusent assis à rebondir sur le matelas qui a l’air épais. Elle les regarde et sourit.

9 avril 2021

Un homme qui conduit une voiture, un chauffeur « uber ». Il semble assez âgé, d’une cinquantaine d’années ce qui contraste avec la plupart des autres chauffeurs. Il est assez imposant et semble engoncé dans son siège auto, il est chauve avec quelques rares cheveux gris et porte un masque noir. Ses lunettes légèrement fumées nous empêche de bien voir ses yeux qui ont l’air sombres. On est étonnée de ne pas voir, comme d’habitude, le téléphone portable et l’application « waze » en route. L’homme connait visiblement le chemin mais s’énerve vite dans les embouteillages inévitables dans ce quartier. Il engueule les autres conducteurs et nous dit que lui, il a eu son permis en deux jours. On s’étonne. Il nous raconte qu’il est un ancien militaire et qu’il a passé son permis à l’armée. Il nous fait la liste de tous les pays où il a combattu. Et puis, il se met à râler contre une conductrice qui porte un hidjab. Ses propos flirtent avec le racisme et le sexisme mais il sent qu’il ne doit pas aller trop loin. On lui dit que comme tous les militaires, il a eu son permis dans une pochette surprise et comme il conduit mal, il engueule tous les autres conducteurs. On le dit sur le ton de la plaisanterie mais on le dit quand même. Il est scié et puis il rit. C’était quelque chose qui se disait que les militaires et ceux qui avaient passé leur permis à l’étranger l’avait eu « dans une pochette surprise ». Il le sait. Il finit par nous dire que lui, il est un des meilleurs chauffeurs « uber » de la capitale et qu’on a un sacré caractère, que « c’est bien, une femme avec de la poigne ». Il essaie de reprendre la main. On sourit sans rien répondre. Surtout pas.

8 avril 2021

Un homme d’une soixantaine d’années dans un train. Il passe à plusieurs reprises dans le couloir et finit par s’asseoir dans un ensemble de places en carré. Il se met le long des fenêtres, un autre homme était déjà assis en face mais sur le siège côté couloir. Il marmonne en s’asseyant et on comprend qu’il dit qu’il va se mettre là parce que c’est “une bonne place”. Pendant tout ce temps, il a son masque sous son nez. Le voyageur qui était déjà assis lève les yeux de son ordinateur, le regarde longuement et se replonge dans son travail. Le contrôleur arrive. Le monsieur lui tend son billet que le contrôleur ne prend pas tout de suite car il contrôle l’autre passager. L’homme lui tend brutalement son billet et le contrôleur lui dit « je contrôlerais votre billet quand vous mettrez votre masque correctement, monsieur ». L’autre explose de colère, le contrôleur ne dit rien et attend. L’homme finit par mettre son masque sur le nez. Le contrôleur part, l’homme le remet sous son nez et vitupère sans cesse dans un délire de plus en plus effrayant. L’autre voyageur lève à plusieurs reprises les yeux de son ordinateur, exaspéré, et finit par lui demander, très poliment, de mettre son masque et de se taire. On dirait que cet homme attendait cela pour déverser un torrent de récriminations et d’inepties. Une logorrhée paranoïaque qui est autant irritante qu’inquiétante. Un homme plus loin crie très fort « ta gueule, maintenant, tu nous emmerdes». Et il se tait tout de suite. Comme s’il fallait cette violence verbale pour lui faire peur. Ou l’apaiser. Un homme perdu. Encore un.

7 avril 2021

Un homme d’une cinquantaine d’années dans un avion. Nous nous sommes côte à côte donc très près. Nous portons des masques. Il est assez grand, assez fort et déborde un peu de son siège. Chauve, on voit juste de lui des petits yeux bruns au dessus de son masque blanc. Pendant tout le temps de remplissage de l’avion, il ne bouge pas, ne lit pas, ne regarde pas son téléphone. On se dit qu’il est peut-être tétanisé par la peur d’une trop grande proximité. De temps en temps, il regarde la place qui est restée libre près du hublot. Quand les portes de l’avion se ferme, la place est toujours libre mais il ne la prend pas alors que cela nous permettrait d’être à distance. On attend un peu et puis on lui fait signe en lui montrant la place et en lui disant que, peut-être, il pourrait la prendre. Il ne semble pas comprendre et puis, d’un coup, il se déplace en nous disant « vous avez raison, vous aurez plus de place » comme si c’était la question. On le remercie. Quelques minutes plus tard, les hôtesses font bouger tous les passagers quand c’est possible pour que les uns et les autres soient à distance. Il regarde ces mouvements, et, tout à coup, il semble comprendre, il touche son masque et se met à se laver frénétiquement les mains au gel hydroalcoolique sorti de son sac. Comme si, pris par le vol, l’avion, il avait oublié la pandémie, les « gestes barrière », le masque et qu’il venait de s’en rappeler. Il se tourne vers nous et se tape la tempe avec deux doigts en secouant la tête. On lui sourit largement espérant qu’il pourra saisir notre expression. Il regarde par le hublot, on se plonge dans notre livre.

6 avril 2021

On est dans un taxi, ou plutôt , un « uber ». La course va être longue, on va à l’aéroport le plus éloigné de la grande ville. Le chauffeur n’est pas jeune, il a au moins une cinquantaine d’années, quand il est sorti pour mettre notre valise dans le coffre, on a remarqué qu’il était petit et lourd, pas gros mais épais. Il décide de prendre un itinéraire qui nous surprend et dont on sait qu’il risque d’être embouteillé, il nous explique qu’il est le roi des itinéraires, qu’il y a des manifestations et qu’il sait ce qu’il fait. Il le fait poliment mais avec condescendance, on pense d’abord qu’il croit qu’on ne connait pas Paris et puis on comprend que c’est parce qu’on est une femme. Evidemment, on se retrouve dans des bouchons et il commence à s’énerver contre une voiture qui roule assez lentement et finit par dire « ça, c’est ou un arabe ou un noir ». On lui demande pourquoi il tient ses propos racistes, il est surpris par notre réaction sérieuse, et bredouille « que c’est vrai quoi, soit c’est eux et soit c’est une femme ». On lui répond que c’est de mieux en mieux et on le prie de se taire. Un quart d’heure après, il recommence dans les mêmes termes, juste en riant un peu, et en disant « je plaisante ». On lui redit qu’on ne plaisante pas, que ses propos sont insupportables et on lui fait comprendre qu’on va les signaler à la plate-forme s’il continue. Il est stupéfait. Même pas en colère, stupéfait. Il ne comprend pas notre fermeté. Tout le long du parcours, il essaiera de nouer une complicité avec nous. On est polie mais on refuse tout rire, toute connivence. On quitte la voiture soulagée. Attristée, aussi.

5 avril 2021

Deux jeunes femmes, plutôt deux jeunes filles, sur un toit. On est sur une terrasse et tout à coup on voit apparaître sur le toit de la maison d’en face un peu en contrebas, deux jeunes femmes qui s’installent sur le faîte du toit tranquillement. L’un des deux tient un téléphone portable devant elles et visiblement, elles font un appel FaceTime avec quelqu’un. Celle qui tient le téléphone est plutôt petite, elle semble ronde, elle porte des baskets blanches, des collants noirs, une robe bleu clair avec des bretelles comme une salopette et un tee-shirt noir. Elle est brune et ses cheveux sont attachés. L’autre a l’air plutôt grande, blonde avec des cheveux qui sont cachés par un chapeau. Elle a un pantalon noir, des baskets blanches et un tee-shirt blanc. Elle est comme posée sur le faîte du toit, les jambes entièrement étendues le long des tuiles et les deux bras sur les deux genoux. Elle fait penser à une figure de Watteau, une figure de jeune homme placide qui regarde devant lui sans ciller. Pendant toute la conversation, qui dure bien depuis maintenant vingt minutes, elle n’a pas bougé et elle a montré aucune expression, seule sa copine parle. A un moment donné, celle qui tient le téléphone éclate de rire bruyamment et longuement, l’autre ne regarde pas le téléphone mais regarde sa compagne comme si elle était étonnée. Et puis ça continue, elle a fait juste ce mouvement de tête. Comme un numéro de duettistes dont on ne sait s’il est récurrent. Un clown blanc et un Auguste.

31 mars 2021

Une dame d’une soixantaine d’année est assise sur le rebord d’une fontaine au centre d’une place. C’est une belle place du quartier chic sur la presqu’île d’une grande ville. Les bâtiments autour sont beaux, la fontaine ancienne coule. Quand on est assis, on n’entend presque pas le bruit de la ville, seulement le bruit de l’eau. Elle a devant elle un panier à courses à roulettes gris, elle porte une longue doudoune rouge, un pantalon noir et des baskets noires élargies et affaissées. Elle a un visage rond et rouge, comme gonflé, ce qui est accentué par ses cheveux très courts, gris. Quand on la voit on pense à quelqu’un de malade. On pense à l’alcool aussi. Ses yeux sont comme enfoncés dans la chair. Ce qui est étonnant est qu’elle a des sourcils très épilés, dessinés, qui partent de chaque côté en une ligne fine qui descend sur les tempes. Comme une coquetterie qui serait restée. Elle semble assise très lourdement et on voit que ses jambes sont enflées. On a le sentiment qu’elle ne peut plus se relever. Quand on repasse une bonne heure plus tard, elle est toujours là et elle nous fait coucou de la main. On ne sait si elle attend quelqu’un, si elle se repose, ou si elle passe ses journées là, au soleil, à écouter l’eau. Ou si elle n’a nulle part où aller.

30 mars 2021

Une jeune femme à l’accueil d’un hôtel au centre d’une grande ville. Elle est assise derrière son comptoir en bois, séparée des clients par une grande vitre. On ne l’a jamais vue debout mais on pense qu’elle est petite et assez fluette. Elle a un visage tout à fait rond avec des yeux bridés très noirs, un petit nez certainement et des cheveux noirs, raides ramenés en queue de cheval. Son visage est toujours caché par un masque bleu même derrière la grande vitre. Elle porte un T-shirt blanc et une veste verte en laine assez épaisse. Quand on revient le soir, elle a mis une écharpe colorée autour du cou. Elle ne parle pas tout à fait bien le français et quand on lui pose une question qui sort des questions habituelles, elle nous fait répéter deux fois et va chercher son téléphone pour nous montrer la réponse plutôt que de la dire. Elle est seule à l’accueil de cet hôtel. On s’étonne car on n’aura vu qu’elle, l’après-midi, le soir et le lendemain. On se demande si elle a dormi là et quand on part le lendemain matin, on se rend compte qu’elle a l’air fatigué et qu’elle a à côté d’elle un grand mug de café. On se dit qu’en fait, elle travaille seule dans cet hôtel semi déserté et qu’elle fait tout 24 heures sur 24. Peut-être qu’elle n’a même pas de chez elle et que, comme dans les tous petits hôtels, elle vit sur place. C’est étrange dans ce boutique-hôtel qui n’est pas un palace mais qui est plutôt chic. Dans cette ambiance bobo, on l’imagine la nuit dormant sur le canapé aux coussins gris avec une couverture ou un sac de couchage comme ceux qui dorment dehors, juste de l’autre côté de la vitrine.

22 mars 2021

Il faut partir une semaine. Ce serait comme une respiration, un ailleurs regardé ou plutôt revu. Retourner sur ses pas comme pour les compter. Essayer de le faire bien. Et puis revenir et reprendre.

19 mars 2021

Une femme qui tient une brocante dans une rue passante d’un petit village. Elle semble avoir autour de soixante-dix ans. De taille moyenne, on l’a connue ronde, elle est aujourd’hui assez mince. Elle porte des baskets de tissus blanc, un jean, un tee-shirt en lin blanc et un gilet ample en coton gris. Elle est décontractée mais très élégante. Ses cheveux sont gris avec des restes de blondeur et sont coiffés en un chignon simple. Elle a un très beau visage ovale avec des pommettes hautes, un nez fin et droit, des yeux bleus et une bouche fine. Elle n’est pas du tout maquillée et portent quelques bijoux qui mélangent savamment des beaux bijoux anciens et des jolis babioles. Son visage s’éclaire dès que quelqu’un entre dans sa boutique. Elle est très avenante, toujours rieuse et attentionnée. Pourtant, on sent en permanence une tension dans son regard. Alors qu’elle plaisante avec des connaissances à l’entrée de son magasin, elle guette ce qui se passe à l’intérieur de la boutique. Ses amis ne vont rien acheter, elle le sait, alors elle écourte la conversation mais quand on évoque la chute des affaires et le peu de clients, elle se remet à parler avec passion et oublie les clients qui ressortent. Elle fait comme un geste de la main pour les retenir et puis elle poursuit sa conversation. Cette femme qui a passé des années dans cette boutique, aime particulièrement parler, présenter, expliquer, vendre. On sent que la solitude dans ce magasin lui pèse, comme si elle était coupée d’une part d’elle-même. La situation s’inverse, ses amis ont envie d’aller poursuivre leur marché, et c’est elle qui les retient. Quand ils s’en vont, elles les regardent partir. Quand ils repassent, ils l’aperçoivent assise devant son petit bureau, elle attend.

18 mars 2021

Une femme d’une trentaine d’années ou un peu plus, il y a quarante ans. Dans la cour d’une grande maison, il y avait de nombreuses personnes qui parlaient entre elles, certaines avec un micro. C’était à la fois un lieu de débats et un lieu de rencontres autour d’œuvres d’art dont certaines étaient montrées un peu plus loin ou dans la ville plus bas. La femme est arrivée et a marché lentement à la périphérie du cercle de lumière où elle est entrée d’un coup. Elle semblait grande, avec des formes féminines très soulignées. Elle était perchée sur des hauts talons aiguilles noirs, les jambes étaient nues, puis elle portait une robe noire qui lui descendait en plis aux genoux et qui était cintrée par une large ceinture en cuir noir, ce qui mettait sa taille et sa poitrine en valeur. Le haut de la robe était à manches courtes avec un col légèrement évasé sur les épaules. Le cou était fort, très droit et la tête dégageait un sentiment de puissance. Ses cheveux noirs étaient coupés très courts, on n’avait jamais vu de femme coiffée comme cela à cette époque-là. Le visage était ovale avec des grands yeux noirs en amande presque globuleux, un nez fort un peu aquilin et une large bouche aux lèvres épaisses. Elle était très maquillée, avec un fond de teint clair, un rouge à lèvres rouge et des yeux soulignés avec un eye-liner noir. Au milieu des autres femmes qui étaient pour la plupart sans maquillage, habillées de vêtements amples, de jean, de sabots, marquées par les derniers temps des « baba-cool », elle dénotait complètement et il y avait un moment de stupeur quand elle approchait. Ce sentiment de quelque chose de fictionnel voire d’un moment cinématographique, était accentué par le chien, immense, qu’elle tenait en laisse. Un dogue allemand gris et son collier étrangleur. On s’est dit une femme forte, puis une femme qui veut être forte. Comme la mise en scène d’une apparition. Et quand elle a voulu disparaître, c’était presque comme si elle n’avait jamais été là. Un sentiment d’injustice.

17 mars 2021

Une femme d’une cinquantaine d’années derrière un comptoir. Son étal de volailles semble tout petit mais il communique avec la grande boucherie qui est à côté et on comprend que c’est la même maison. Elle semble de taille et de corpulence moyennes. On voit qu’elle porte un gros pull rouille à col roulé et un tablier bleu, et que par dessus, elle a un gilet épais, beige, ouvert, à grosses mailles et gros boutons de bois. Elle a une écharpe blanche et noire autour du cou, un masque, des yeux noirs assez maquillés, des cheveux auburn avec une grande frange et une queue de cheval plutôt basse. On voit qu’elle a enlevé la chapka gris-vert qu’elle a souvent sur la tête et qui est posée à côté de la balance. On se dit que le matin, il doit faire très froid et qu’elle se découvre petit à petit même si, dans ce marché couvert sans soleil, il ne fait jamais chaud sauf pendant le plein été. Elle vous sert et prépare ses volailles avec beaucoup d’attention et de métier. A un moment donné, elle entend les deux jeunes bouchers discuter de quel morceau de viande choisir pour une commande. Elle quitte un instant son étal pour entrer côté boucherie et leur dit tout bas une phrase. L’un se remet à servir, l’autre va dans la chambre froide. En l’absence du patron, c’est elle qui commande. C’est sa fille.

16 mars 2021

Un homme âgé qui marche dans son grand potager. Il n’est pas très grand, assez gros, lourd. C’est l’été. Il est habillé d’un marcel blanc, d’une salopette de travail bleue et de chaussures de jardin en caoutchouc vertes. A la taille, il a une drôle ceinture en tissu et élastique qui a l’air bricolée, sur laquelle sont attachés des bouts de tuyaux en plastique, comme des fragments de canalisations d’eau sciées et tenues à la ceinture par des bouts de ficelles. Dans chacun de ses tronçons de tuyaux sont enfilés des outils de jardin, une serpette, une binette, un sécateur, … Il a tous ses outils autour de lui à portée de main. On pense que c’est à la fois malin et très incongru. Tous les outils sont peints en rouge. Il nous avait expliqué que c’était pour les voir mieux dans le jardin s’ils tombaient. Il avait les cheveux gris coiffés en arrière, un visage plutôt long mais épaissi, avec des grand yeux en amande brun vert, des lunettes en écaille plutôt rectangulaires et massives, un nez fort et une bouche assez large et une petite cicatrice sur le menton. Il sue à grosses gouttes en travaillant dans le jardin et il sort régulièrement un mouchoir en tissu de sa poche pour s’essuyer. Souvent, il porte une casquette en toile beige. Il boite et on avait pu apercevoir parfois sur la même jambe le trou fait par une balle et la longue cicatrice après un accident qui lui avait définitivement abîmé le genou. Cette boiterie qui ne lui demande pas encore de canne, semble faire partie de lui et donne quelque chose de fragile à celui qu’on devinait comme quelqu’un d’une grande force. Comme le coin d’une blessure secrète et ancienne fichée dans le corps.

15 mars 2021

Un homme qui doit avoir une cinquantaine d’années. Il est difficile de savoir exactement quel est son âge car ses cheveux bruns sans cheveux blancs lui donnent un air plus jeune. Il est plutôt petit, mince avec une tête très ronde. Il a un teint mat et des yeux noirs, perçants, un nez fin et droit. On remarque qu’il a gardé un petite canine de lait qui vient se superposer à sa dentition. Il est habillé d’un jean, de chaussettes vert pomme, de chaussures comme des mocassins très souples en cuir fauve qui laissent apparaître ses chaussettes, et en haut il a une chemise à petits carreaux et un gilet bleu foncé. Une certaine élégance avec une touche d’excentricité. Il est anglais. Il est direct et sympathique faisant souvent des plaisanteries caustiques très drôles. Il est à l’aise partout. On le surprend à plusieurs reprises à jeter un regard très aigu sur les personnes présentes comme s’il voulait comprendre ce qui se passe entre elles. Il le fait sans inquiétude mais on a la sensation qu’il veut entendre tout ce qui se dit et, sans être au centre des conversations, avoir une forme de maîtrise de ce qui se passe entre les gens. Peut-être a-t-il pris cette habitude quand il est arrivé en France et qu’il a dû se concentrer pour comprendre les conversations. Pourtant on se dit que cela correspond bien à son regard, à cette forme de contradiction que l’on sent entre son sourire, sa drôlerie « so british », sa faconde et une forme de dureté dans les yeux. Son regard est comme en retrait. Comme lui certainement même s’il ne nous le montre pas. Cela nous fait penser à certains enfants qui ne jouent pas avec les autres et observent. Quelque chose d’ancien qui affleure.

12 mars 2021

Une femme d’une cinquantaine d’années entre dans une boucherie. Elle est de taille moyenne, mince et porte un long manteau noir très simple avec un col montant « mao » qui semble bien coupé et élégant. On aperçoit des petites bottines noires plates et un pantalon gris un peu court. Elle porte un masque gris, des lunettes entièrement transparentes, rondes, sans monture et ses cheveux blancs sont coupés très courts. Quand elle arrive, sans même qu’elle ait dit un mot, la bouchère qui tient la caisse, demande à son mari si la commande de « Madame Eléonore » est prête. La femme dit d’abord « bonjour madame » à la bouchère, puis « bonjour messieurs » aux deux bouchers, le père et le fils, puis nous dit « bonjour madame ». Elle l’a fait chaque fois avec un petit hochement de tête dans nos directions d’une voix douce et posée. Le boucher lui explique qu’il n’a pas exactement ce qu’elle lui a demandé et lui propose d’autres morceaux. Elle se déplace alors lentement et lui demande de voir les morceaux proposés. Elle les regarde et commence avec le boucher une longue discussion très technique sur les qualités des différents morceaux par rapport au mode de cuisson qu’elle veut faire. Ils tombent d’accord et le boucher se met à préparer la viande. C’est un très bon technicien qui travaille toujours les viandes que vous achetez, mais là, on voit qu’il fait particulièrement attention. Elle attend, paie, remercie et dit au revoir à chacun. La bouchère quand elle est partie se tourne vers son mari et dit « quelle classe ». Il lui répond en se tournant vers nous « cette dame connait vraiment très bien la viande ! ». Il a l’air heureux de l’avoir servie et revient sur terre avec notre demande qui doit lui paraître bien simple.

11 mars 2021

Une dame très âgée assise dans une salle d’attente d’un grand hôpital. Elle est assise très droite sur sa chaise et elle tient entre ses deux genoux et avec ses deux mains, sa canne anglaise. Comme elle est toute petite, ses pieds touchent à peine par terre. Elle porte des chaussures noires qui ont la forme de charentaises mais plus fines et en velours. Elle est vêtue d’une très longue jupe noire avec des motifs de petites fleurs blanches et par-dessus un gilet de laine blanc avec des motifs géométriques bordeaux. Elle est coiffée d’un foulard de couleur bleu clair qui lui entoure la tête et dont les deux pans se croisent sur sa poitrine et sont coincés dans sa jupe qui monte haut. Son visage est entièrement mangé par son masque bleu et des lunettes simples en écaille. Le front est caché par un foulard noir très serré, comme si elle portait un hidjab noir sous son foulard bleu. On voit que son œil droit est presque fermé et certainement elle ne voit plus avec. Pendant toute l’attente, elle ne bouge pas, elle ne regarde jamais l’homme qui l’accompagne, son mari ou son grand fils. Elle s’est assise tout de suite sur la première chaise, seule, loin de cet homme et elle fixe la porte du médecin. Régulièrement, elle serre la canne anglaise avec ses mains. Elle a peur. Quand le médecin vient et appelle quelqu’un d’autre, on voit qu’elle est comme soulagée. Quand c’est son tour, elle avance doucement, tête baissée et d’un geste vif refuse l’aide de l’homme qui la suit. Comme si elle avait besoin d’y aller seule pour se donner du courage.

10 mars 2021

Une salle d’attente dans un hôpital. L’ambiance est calme pour ces simples consultations non urgentes. Un homme et une femme arrivent. On remarque leur différence d’âge et on pense tout de suite à une mère et son fils déjà âgé d’une quarantaine d’années. Ils sont tous les deux obèses et tombent littéralement sur leur chaise en soufflant. Il a entre les mains un document à remplir pour le secrétariat médical, elle essaie de le lui arracher des mains en disant « mais donne ! ». Il détourne le document pour l’empêcher de l’atteindre et continue de le lire. Elle crie presque « Christophe ! ». Il sourit, nous sourit et lui dit « je remplis ce papier ». Il a l’air d’être habitué à ce comportement de sa mère qui fait comme s’il était un adolescent immature. Elle enlève son masque pour fouiller son sac et lui baisse le sien pour emplir le dossier. On leur fait remarquer qu’il faut qu’ils mettent leur masque, lui le fait mais elle explique qu’elle ne doit plus le faire parce qu’elle est vaccinée ce qui provoque une discussion avec les autres patients présents qui lui disent tous qu’il faut qu’elle mette un masque quand même. Le fils semble très heureux de pouvoir se liguer avec tous, ou quasiment, contre sa mère. Il en rajoute. Etonnement, elle a l’air de se complaire dans cette situation et on sent qu’en fait cela les rend complices. Quand le médecin arrive et dit son prénom et son nom à lui, elle se lève précipitamment et difficilement et dit « on est là ». Tout est dit.

9 mars 2021

Un vaste hall d’exposition qui sert pour les foires et qui est entièrement vide mais dont le bâtiment administratif et de réception est transformé en espace de vaccination. Une dame d’une cinquantaine d’années est assise sur une chaise en plastique comme beaucoup d’autres avec une distance de deux mètres entre chaque chaise. C’est la salle de repos. Tous vaccinés attendent une demi-heure là pour s’assurer que tout va bien. Elle porte des baskets en cuir blanc, un legging bleu, un grand pull gris clair avec un large col et elle a posé sur ses genoux une petite doudoune bleu clair. Elle semble plutôt ronde, elle est masquée et a un véritable casque de cheveux roux avec un carré long et une frange. Elle est sans cesse en train de regarder les personnes qui arrivent et reconnaît un homme de son âge qu’elle appelle et qui trouve une chaise près d’elle. Ils se mettent à parler, puis elle interpelle encore un autre homme, puis une femme et ils finissent tous par se regrouper chacun sur leur chaise. C’est drôle parce qu’ils plaisantent, s’interpellent, rient, exactement comme s’il étaient au café, en faisant beaucoup de bruit, en parlant fort, heureux de se retrouver là ensemble. On sent aussi dans cette gaieté, un soulagement. L’un d’entre eux à un moment donné finit par lâcher « et bien si on m’avait dit que je serais si heureux d’avoir un piqûre… » et la femme à côté de lui, se tourne vers les autres « c’est qu’il a la phobie des piqûres depuis qu’il est petit ! ». Les autres recommencent à plaisanter, se moquent de lui mais une émotion palpable les a traversés. Comme un début de la fin de la peur.

8 mars 2021

Une place de marché dans une grande ville. Le bar-restaurant est fermé, bien entendu, mais il fait traiteur et des cafés. De nombreuses personnes viennent prendre un plat, surtout des habitués, d’autres juste un café et il leur est demandé de ne pas s’attrouper pour le boire. On s’éloigne et on s’adosse à des barrières métalliques qui empêchent de s’asseoir sur le banc et de se servir des jardinières des grands arbres comme tables hautes. Pourtant, on voit le long du pot, une pissaladière et un paquet avec des beignets. Pendant qu’on boit notre café, un homme d’une quarantaine d’années arrive et nous dit sur le ton de la plaisanterie : « alors, on mange mon déjeuner ? ». On comprend qu’il parle de la pissaladière et des beignets et on fait le geste de se pousser mais il nous dit de ne pas bouger qu’il repassera les prendre. Il est hélé par une jeune femme brune et va vers elle en plaisantant déjà. On le voit allant des uns aux autres, « galéjant », riant, interpellant, discutant. Il est habillé en jean, il a des « Converse » aux pieds et a un tête toute ronde surmontée de cheveux frisés gris. Il porte le masque sur le menton comme beaucoup qui boivent, fument et mangent même si lui parle seulement. Il revient et nous ré-aborde. Il voit bien que l’on remet notre masque à son approche. On pense que cela l’amuse et qu’il va nous faire « bouh » comme on fait peur à un enfant. Il nous agace mais on se dit que pour lui, ne plus pouvoir prendre un café avec ses amis, ses connaissances, au bar cela doit être terrible. C’est là qu’est son espace de vie et de ses rencontres quotidiennes et il lui est enlevé. Alors il papillonne bravement.

5 mars 2021

Sur le bord d’une route assez passante, un magasin et sa production artisanale de céramiques et de carrelages. On s’arrête et on va voir. Le magasin semble complètement vide. On croise deux clients et puis enfin, un homme d’une quarantaine d’années qui visiblement travaille-là et parle avec un client. On est seuls au centre de l’espace, au milieu de centaines de terres-cuites et carrelages de grande qualité quand un vieux monsieur s’avance vers nous. Au départ, on ne sait pas s’il travaille-là, notamment parce qu’il semble très âgé et qu’il hésite à nous aborder. Il est de taille moyenne, mince et légèrement voûté, il marche très lentement et à petits pas en traînant un peu des pieds. Il porte des chaussures ou des chaussons en tissu molletonné mais qui ont la forme d’une espadrille, puis un jean et un pull un peu large qui semble en coton, bleu clair, une veste en tissu avec un petit col qui fait penser aux vestes d’ouvrier. Il est masqué et on distingue juste ses yeux bruns et ses cheveux blancs assez longs. Il finit par nous demander ce qu’on veut et quand on lui explique nos hésitations, il tranche tout de suite et nous désigne ce qu’il faut qu’on prenne. A la manière dont il nous parle, on devine qu’il n’est pas habitué à ce rôle là, à s’occuper des clients, à les aider à choisir, à leur donner des explications, à les écouter patiemment. On le regarde s’éloigner et, à la manière dont il regarde et dont il touche les carreaux, on se dit qu’en fait ce doit être le patron historique de cette fabrique ancienne de céramiques. Peut-être, ne travaille-t-il plus vraiment mais il vient là sentir l’odeur de la terre, traîner dans les ateliers, regarder ce qui sort des fours, et même, mettre la main à la pâte. Là, tous les jours depuis toujours.

4 mars 2021

Un petit village dans le sud de la France. Il est très préservé avec son château, son église, ses passages couverts, ses portes anciennes, son jardin à la française et sa rivière dont le bruit est présent partout. Près de cette rivière, en contrebas du château, quelques maisons et un jardin clos. Ce n’est qu’en hauteur qu’on peut voir ce qu’il y a l’intérieur de ce petit espace ceint de murs et d’un haut et large portail en bois plein et vert. On peut voir à l’intérieur un petit appentis ouvert, recouvert de tuiles et un peu de guingois, une échelle rose, un fauteuil de jardin vert pomme, recouvert de coussins orange, un bout de fausse pelouse, des multiples pots suspendus par des filets en macramé, des cuvettes roses et violettes, une petite table jaune, un fauteuil en osier peint en orange, un tabouret haut rose, un autre échelle mauve et sur chaque barreau sont accrochés plusieurs pots de toutes les couleurs. Il n’y a pas une seule vraie plante. On en oublie certainement car ce qu’on découvre ensuite ce sont deux mannequins ou grande poupées qui semblent d’une taille adulte. L’une, féminine, est assise à une table, elle est toute ronde avec un chapeau blanc, une robe à smocks rose et lui est debout accroché à la clôture, en frac et avec un haut de forme. Au milieu de ce village de pierre dorée et de fontaines moussues, cette mise en scène grotesque est grinçante. Comme une bordée d’injures dans un dîner chic. Pourtant, cette fausse enfance caricaturée ne fait pas sourire et nous laisse avec le sentiment d’un malaise diffus.

3 mars 2021

Une grande jardinerie à la périphérie d’une grande ville. Au-delà des serres, il y a un vaste espace extérieur avec des allées d’arbres, de grandes plantes, de rosiers, de tout ce qui ne craint pas le froid très relatif de ce bord de mer. Une dame d’une soixantaine d’années marche lentement, regardant certaines plantes mais on ne comprend pas bien ce qu’elle cherche car elle passe d’une allée à l’autre, d’une plante à un arbre fruitier, puis aux oliviers, et elle revient vers les lauriers où vous êtes depuis un moment. Elle vous dit combien c’est difficile pour elle de choisir quelque chose. Que la semaine précédente, elle a acheté un abricotier mais qu’elle sait bien qu’il faudra des années pour avoir des fruits, qu’elle ne se fait pas d’illusion, alors elle est revenue, voir ce qu’elle pourrait prendre d’autre. On remarque qu’elle est entièrement habillée en blanc, baskets en cuir, pantalon en jersey, doudoune sont immaculés. C’est surprenant car avec la terre qu’il y a partout et notamment sur les pots, c’est un lieu où l’on se salit facilement. Elle n’a aucune tâche et porte juste un minuscule petit pot en plastique avec dedans une pensée blanche. Elle s’éloigne dans les allées portant précautionneusement son petit pot comme un objet précieux. Cette forme blanche qui se déplace doucement de manière un peu hasardeuse dans la jardinerie évoque une forme errante, flottante. Une hallucination, qui nous fait la chercher pour bien vérifier que cette rencontre a eu lieu.

2 mars 2021

Un petit village dans un arrière pays du sud de la France. Le village est construit autour de la route principale qui est bordée par des maisons d’un étage. La plupart sont anciennes avec une large porte cochère fermée par une imposante porte à double battant en bois. Devant l’une de ces portes, ouverte, un homme très âgé. On peut voir à l’intérieur un vaste atelier avec des tables, un petit tracteur, des outils, des dames-jeannes, et devant, mordant sur le trottoir assez large à cet endroit, un établi. Dessus un enchevêtrement de planches de bois et d’outils. Le vieux monsieur bouge lentement autour de l’établi, touche parfois un objet sans que l’on puisse comprendre ce qu’il fait. Il est habillé d’un pantalon vert de travail qui tient avec des bretelles sur un tee-shirt à manches longues gris, un peu large. Aux pieds, il porte des souliers de jardin en plastique noir. Il est un peu voûté, on ne distingue pas bien son visage qui n’est pas masqué et il a des cheveux blancs, courts sous une casquette en laine grise. On a le sentiment, qu’il ne fait pas vraiment quelque chose mais qu’il bricole doucement ou qu’il range. On se dit qu’il a gardé cette habitude de bricoler là, au milieu de la rue où tous devaient travailler, vaquer, vendre, s’assoir pour se reposer ou parler. Ces moments où la rue était l’espace de vie. Dans le va-et-vient des voitures et des passants masqués, il semble ne pas s’apercevoir qu’il est seul. Il poursuit son travail, et même s’il est trop âgé pour réellement faire, peu importe. Il est là.

1 mars 2021

Une femme sur la place du marché du vieux quartier d’une grande ville du bord de mer. On ne sait quel âge lui donner en la voyant marcher de loin, elle paraît grande et très mince. Elle a des cheveux noirs, longs, coiffés savamment en arrière. Son visage est triangulaire avec un menton pointu, un petit nez droit. Ses yeux sont invisibles derrière des grandes lunettes de soleil et sa bouche est cachée par son masque. Elle est habillée d’une petite veste noire avec un unique bouton doré pour la fermer. Dessous, elle porte un haut blanc qui semble très simple. Puis, un jean usagé certainement volontairement blanchi, très serré, et elle est chaussée de bottines noires pointues qui arrivent juste au-dessus de la cheville et qui sont très hautes avec des talons noirs très, très, fins. Elle n’est pas grande mais de loin, avec ses talons, elle le paraissait. Elle doit avoir autour de quarante ans, peut-être un peu moins, peut-être un peu plus, mais le masque rend difficile de le savoir et sa silhouette est juvénile. On l’a remarquée à sa démarche. Elle marche comme si elle était sur une ligne droite sans bouger les hanches, exactement comme un mannequin. C’est étrange au milieu des gens qui vont et qui viennent, des vélos, des scooters, des cris, des enfants qui courent. Où qu’elle soit, elle marche sur un éternel podium. Dans la maîtrise infinie de son rapport à l’espace et au sol, elle flotte avec application.

22 février 2021

On dirait que ce serait les vacances. On ferait comme si. Presque comme un jeu. Comme on s’allonge au soleil et on ferme les yeux.

20 février 2021

Une dame d’une soixantaine d’années avec son chariot à provisions. Elle est petite et marche à tous petits pas. Elle est chaussée de courtes bottines vernies noires avec un petit talon carré, d’un pantalon noir à pattes d’éléphant, d’un chemisier blanc rentré dans le pantalon, d’une large ceinture en cuir noir avec une grosse boucle, d’un gilet noir avec des boutons dorés et d’un manteau noir, assez court, resté ouvert. Autour du cou, elle a un foulard blanc à motifs bruns et de multiples chaines en or ou dorées. Elle est masquée. Elle porte des lunettes de soleil rondes, assez grandes et on voit de lourdes boucles d’oreilles dorées qui tombent assez bas dans son cou et sur son foulard. Elle est menue et sa tête semble petite coiffée d’un véritable casque de cheveux. Ils sont teints en blond platine et sont artificiellement bouclés mais pas frisés. Ils sont littéralement montés en épaisseur de manière à former une large boule autour de sa tête qui tient visiblement grâce à de la laque. Quand elle remue, ses cheveux ne bougent pas du tout et on voit qu’en surface, ils semblent même un peu écrasés. On pense qu’elle porte peut-être une perruque mais en la regardant mieux, il ne nous semble pas. On a le sentiment que cette masse de cheveux impeccablement bâtie est trop lourde pour sa tête et son corps. On a le souvenir d’images de magazine des années soixante-dix avec ce type de coiffure comme un échafaudage à la fois pesant et fragile. On se dit que cette dame a gardé sa coiffure d’alors, sans en bouger, comme une fidélité à ces moments-là. Une forme de liberté, peut-être.

19 février 2021

Une femme d’environ soixante-dix ans, ou même plus, dans une rue des beaux quartiers d’une grande ville du bord de mer. Elle n’est pas grande, mince et d’une rare élégance. Elle porte des chaussures « Richelieu » plates, bordeaux, des collants opaques, prune, une jupe sous les genoux et assez étroite d’un rouge sombre, une veste matelassée bordeaux, un foulard grenat et un bonnet prune dont dépassent quelque cheveux blancs coupés courts. Elle est donc entièrement habillée en une gamme de rouge dont aucun n’est un rouge vif mais qui vont du prune, le plus brun, au grenat. Les passants se retournent sur son passage. D’abord on voit un peu d’amusement dans leurs yeux avec ce côté inévitablement « petit chaperon rouge »  et puis, très vite, de l’admiration car c’est extrêmement bien fait pour que justement cela ne soit pas d’une uniformité clinquante. On pense que cette dame doit prendre beaucoup de soin à choisir les habits qu’elle achète, puis à composer ses tenues. On imagine les habits préparés sur un lit ou un valet de chambre pour qu’elle puisse vérifier que les accords sont parfaits. Ni trop, ni pas assez. On imagine qu’elle a la possibilité comme cela suivant le temps et l’humeur de s’habiller dans des gammes de bleu, de vert, mais on ne la voit pas en rose ou jaune. On se souvient de « Peau d’âne » et ses robes couleur de beau temps, de lune et de soleil. On se dit que cette femme rêve en s’habillant.

18 février 2021

Une vitrine d’un magasin du quartier chic d’une grande ville. On vend essentiellement des vêtements dans cette petite boutique un peu désuète mais il y a aussi quelques paires de chaussures pour femmes. Ce sont toutes des escarpins. Sur le côté de la porte, il y a une petite vitrine avec quelques étagères et au milieu, un escarpin que l’on voit de profil. Le talon est très fin et très haut, la courbe du pied est tellement raide qu’elle est presque verticale. Le bout de la chaussure est extrêmement pointu. Le talon et le bout du pied sont en métal doré couleur cuivre. Ce n’est pas juste le bout extrême qui est en métal mais une bande de trois centimètres environ. Ensuite la chaussure est faite d’une alternance de rayures vert amande et beige de la même largeur. Quand on les regarde, on pense que ces chaussures ne sont pas mettables ou plutôt, même si on peut les enfiler, on se demande comment on peut marcher avec. Pourtant on sait que des femmes les achètent et marchent avec. On ne sait pas pourquoi cela nous met toujours mal à l’aise d’imaginer la contrainte des pieds dedans, la douleur même. Mais surtout ces chaussures-là. On devine que c’est à cause du bout pointu qui est fait de métal. C’est une arme. Pour faire mal ou se défendre mais le bout si pointu est comme une dague au bout des pieds. Des images de films avec des pointes acérées qui sortent de chaussures nous reviennent. On regarde avec beaucoup de tendresse nos gros souliers à bouts ronds qui ne peuvent qu’heurter mollement les autres passants.

16 février 2021

Deux dames qui montent doucement la petite route qui borde votre maison. Elles sont âgées et marchent lentement en parlant. Elles sont toutes les deux petites, l’une est voûtée et l’autre pas. Elles sont toutes les deux habillées en noir mais l’une est en jupe et l’autre en pantalon. Elles portent toutes les deux des chaussures à lacets de type « Méphisto », des collants opaques noirs pour celle en jupe, une jupe à mi-mollet, pour celle en pantalon large , une doudoune noire et pour l’autre un manteau court de type « caban » noir. Elles n’ont pas de sac. Elles sont masquées, portent des lunettes qui nous semblent plutôt fines et ont les cheveux courts, blancs avec une coupe très simple. Elles parlent et leur conversation est animée, gaie. L’une d’entre elles tient en laisse un petit chien blanc. On ne sait de quelle race, peut-être un bichon maltais. Il a un petit foulard coloré autour du cou et monte avec difficulté la pente raide. On pense que c’est un vieux chien à son allure et à la texture du poil. Au milieu, de la montée, les deux dames s’arrêtent. Celle qui avait le chien en laisse, le prend dans les bras, le détache et le donne à l’autre qui prend une laisse dans sa poche, l’attache et le remet par terre. Le chien s’est laissé faire très tranquillement comme s’il en avait l’habitude . On ne comprend pas la manœuvre. Pourquoi ne pas avoir juste passé la laisse ? On se dit qu’il doit y avoir là un rituel immuable qui nous échappe, comme si le chien avait deux maîtresses et que la passation entre les deux devait obéir à des gestes précis. Une forme singulière d’intimité et de partage.

15 février 2021

Il est 17 heures et 47 minutes. On entend des pas de courses qui descendent dans la toute petite rue qui borde notre maison. On ne peut pas voir qui court mais chaque soir entre 17h47 et 17h50, on entend le même pas, à la même heure. Il est très reconnaissable car il est lourd malgré la course, et on sent que le coureur ou la coureuse cherche à se ralentir dans la pente. Cela produit un bruit à la fois mat et claquant très particulier. On se surprend certains soirs à l’attendre, guettant parmi tous ceux qui prennent ce petit raccourci en voiture, en scooter ou à pied. Contrairement aux autres coureurs, on n’entend pas son souffle, juste le pas. On se demande comment quelqu’un peut courir avec cette précision pour passer aux mêmes endroits, à la même heure, à cinq minutes près. On comprend le pourquoi de cette précision car dix minutes après le couvre-feu commence et on pense que cette personne doit habiter tout près. On imagine aussi que ce coureur ou cette coureuse n’est pas du tout un sportif qui fait du jogging mais quelqu’un qui descend en courant à toute vitesse la pente pour arriver à temps chez elle. Quand on entend sa course, on pense aux grandes courses de l’enfance quand on se laissait happer par une pente en se faisant peur, en essayant de ralentir à tous prix et en s’arrêtant en bas comme on peut, essoufflée, apeurée et contente.

12 février 2021

Un homme qui marche le long d’un trottoir dans un quartier populaire alors qu’il commence à pleuvoir. Il n’a pas de parapluie. Il semble âgé. Il est petit, assez lourd avec des épaules tombantes. Du coup, ses bras semblent longs et ses jambes assez courtes. Il a une tête carrée et son cou est enfoncé dans une parka noire à col montant. Elle est boutonnée de bas en haut et est un peu grande. Il porte un masque et au-dessus on voit juste ses lunettes avec une monture très simple et ses cheveux gris presque blancs avec un début de calvitie sur le sommet du crâne. Son parka descend jusqu’aux genoux puis il porte un jogging noir qui semble aussi un peu trop grand. Quand on regarde ses pieds, on est très surpris car on voit de magnifiques chaussures de style anglais qui font penser à des Weston en cuir naturel impeccablement cirées, ce ne sont pas des copies. Des chaussures hors de prix. Il les porte avec le plus grand naturel, elles n’ont pas l’air trop grandes contrairement à tout le reste de sa tenue et il marche avec comme si c’était ses chaussures de tous les jours. On a le sentiment d’un copié-collé. On peut avoir l’impression que ses habits lui ont été donnés mais, étrangement, pas ses chaussures. Elles font corps avec lui, avec ce qu’il est peut-être. Ou ce qu’il a été.

11 février 2021

Une femme assise presque par terre sur un petit rocher qui borde le chemin des douaniers longeant un cap au bord de la Méditerranée. Il fait extrêmement beau, mais la mer est encore houleuse de la tempête d’il y a trois jours. Il y a des promeneurs, la plupart sont en couple ou en famille, d’autres sont là pour courir. Tous regardent la mer se fracasser régulièrement sur les rochers en immenses gerbes d’eau et d’écume. Certaines montent très haut et les aspergent. Le spectacle est magnifique. On remarque cette femme parce qu’elle tourne le dos à la mer. Elle est assise non pas sur un banc ou dans un endroit agréable mais sur un rocher qui borde le chemin et elle regarde devant elle. Elle ne semble pas regarder les passants non plus. Elle est habillée en habits citadins contrairement à tous les autres promeneurs. Elle porte un pantalon beige, des boots en cuir marron à petits talons, un manteau prune et elle serre son sac à main bordeaux. Son visage est rond, elle semble avoir une cinquantaine d’années. Elle a des cheveux très noirs coiffés en un chignon bouffant autour du visage. Ses yeux sont noirs et regardent dans le vague, sa bouche est fermée. Elle ne semble pas sur le point de pleurer, elle semble absente, transportée par une vague et posée là, dans une tristesse glaçante. Comme si elle était dans une zone d’ombre alors que tout est dans le soleil. Une femme échouée.

10 février 2021

Une femme certainement d’une soixantaine d’années qui vous accueille à l’entrée de son bureau, vous propose de vous asseoir et s’assied. Elle n’est pas grande, mince. Ses cheveux sont coupés au carré et teints en blond, le visage est plutôt triangulaire avec des grands yeux bruns légèrement maquillés. Elle porte des lunettes carrées avec une monture dorée assez fine. Le bas du visage est masqué. Elle est habillée avec des «richelieu » vernies, un pantalon noir avec des très fines rayures dorées, un chemisier blanc que l’on voit à peine et une veste noire sans boutons avec sur chaque manche deux lignes blanches et une très grosse broche faite de brillants en forme de fleurs sur le revers de cette veste. Elle a devant elle des livres, des cahiers, des stylos. On parle avec elle, on lui explique quelque chose, elle prend des notes et on se demande ce qu’il manque. Quelque chose manque mais on ne sait pas quoi. Ce n’est que tardivement qu’on se rend compte que sur son bureau, il n’y a pas d’ordinateur. On a tellement l’habitude de voir des ordinateurs sur les bureaux des médecins, des banquiers, dans les administrations, dans tous les secrétariats, que voir cette avocate sans ordinateur nous sidère. On le lui dit. Elle répond qu’elle en a jamais voulu, qu’elle a commencé sa carrière comme ça. Sa réponse provoque presque une forme de malaise, comme si elle n’avait pas voulu voir le temps passer. Comme si elle était figée dans un temps suspendu pendant les quarante dernières années. Une paralysie presque glaçante.

9 février 2021

Une toute petite fille d’environ quatre ans qui sort de l’école. Sa maman la tient par la main, elles traversent la rue et vont attendre le tram. Elle est habillée de petites chaussures noires vernies, d’un collant de laine blanc, d’une jupe en velours côtelé bleu foncé et d’une doudoune bleu clair longue et froncée à la taille. Elle a un visage rond avec des grands yeux noirs et un petit menton pointu. Ses cheveux sont bruns, très denses presque crépus et montent assez haut au dessus de sa tête et, dessus, est posé un petit chapeau pointu rouge avec des étoiles jaunes. Il est en carton avec un élastique fin passé autour de son cou. On pense à un reste de déguisement, une fête, un goûter de la Chandeleur, un numéro de clown ou juste un petit cadeau. Elle n’arrête pas de le toucher et tout le long du chemin, elle parle. Elle ne parle pas à sa mère, elle se parle à haute voix. Elle raconte quelque chose dont on n’entend presque rien sinon qu’il est question du chapeau autour duquel elle créé un récit. Elle a l’air à la fois sérieuse et ravie. On la perd de vue. On entend un long cri d’enfant. C’est elle. Sa mère lui a enlevé son chapeau, le tram arrive. La petite fille ne pleure pas mais hurle. Et cherche à reprendre le chapeau. Sa mère le lui rend, un peu gênée. Elle remet son chapeau posément presque avec une forme de gravité, passe bien l’élastique et là, on voit qu’elle sourit mais qu’elle a les yeux plein de larmes. De soulagement peut-être. Elle grandit.

8 février 2021

Une jeune femme qui travaille dans une banque. Elle vient nous chercher à l’accueil. On entend ses talons avant qu’elle n’arrive. Elle marche à petits pas très saccadés. Elle s’assoit derrière son grand bureau et vous propose de vous assoir en face d’elle. Elle est habillée d’un pantalon noir à pinces, d’un pull en laine mohair lie de vin et de hautes chaussures prunes, assorties au pull, avec des talons à bouts carrés et une petite boucle sur le devant. Elle a de longs cheveux châtains avec des mèches blondes, ils sont assez volumineux et, régulièrement, elle les prend entre ses mains et elle les froisse pour les faire bouffer. Elle a des grands yeux noir qui sont maquillés. Ils sont soulignés d’un trait noir, de fard à paupières argenté presque blanc et de mascara. Ses sourcils sont épilés et retravaillés au crayon. Elle porte un masque bleu. On ne voit pas le bas de son visage mais on s’aperçoit quand même qu’elle doit être plus âgée qu’on ne l’a cru d’abord en voyant sa silhouette juvénile. Elle travaille sur son ordinateur tout en nous parlant. Là on remarque ses mains. Elle ne porte quasiment pas de bijoux, juste une bague à l’annulaire gauche. On voit elle a des ongles très courts et carrés comme si elle s’était rongé les ongles pendant longtemps. Ses mains sont très fortes, on se dit, bêtement, masculines. Elles sont épaisses et larges aussi bien les doigts ronds et lourds que la paume qui contraste avec la finesse de l’os du poignet. Elle n’a pas les mains de sa silhouette, de ses habits, de son métier. Quand elle les passe dans ses cheveux dans son geste répété, on a l’impression que cette main dans ses cheveux n’est pas la sienne. Ces mains terriennes qui pianotent sur le clavier d’un ordinateur, nous semblent vivre dans une tranquillité des gestes ancestraux au milieu de cet environnement bureautique de plastique et de talons qui trottinent.

5 février 2021

Un homme qui travaille dans un hôpital. On ne peut le voir qu’assis au bureau derrière lequel il nous accueille, ou plutôt une sorte de comptoir bas puisqu’on peut s’assoir aussi face à lui. Nous sommes séparés par une paroi de verre avec une juste une fente pour laisser passer les cartes et papiers. La première vision est un choc car on a l’impression que ses épaules sont littéralement coincées entre les murs de son box de travail. Il n’est pas gros mais très corpulent. On pense à un culturiste, un joueur de rugby ou un lanceur de poids, à un sportif dont la masse a du mal à être contenue dans son tee-shirt gris. Cette impression de démesure est renforcée par son cou énorme et sa tête toute ronde, le crâne rasé et sa barbe taillée court qui forme comme une boule dans laquelle on voit les yeux bruns en amande et le masque. Il est tatoué sur tous les bras où on distingue, une rose, une série de croix, des lettres mais aussi dans le cou où on distingue comme des flammes. On a l’impression que s’il se lève le box d’accueil va exploser. Sa voisine de secrétariat en voulant attraper un papier devant lui, lui érafle le crâne avec son bracelet et il saigne. Elle lui donne une lingette désinfectante avec laquelle il se tamponne le haut du crâne. Il se tourne vers elle et lui dit « mais ça pique ! » d’une voix douce d’enfant outré.

4 février 2021

Un homme dans un musée fermé. Il doit avoir une cinquantaine d’années, il est assez grand et trapu. Il est habillé en habits réglementaires de gardien et il porte un masque, on ne distingue donc que ses yeux bruns plutôt ronds, ses sourcils épais et ses cheveux noirs. Il est seul et fait des va-et vient devant l’entrée. Il attend quelques visiteurs professionnels qui ont l’autorisation de venir voir l’exposition. Il est impatient et leur demande à plusieurs reprises s’ils sont prêts. C’est lui qui assure la sécurité pendant leur visite et il les suit pas à pas. On remarque qu’il écoute ces spécialistes avec attention comme s’il devait faire attention qu’ils ne disent pas de bêtises ou du mal de l’exposition dont il est là, véritablement, le gardien. Eux, échangent sur les dates, les liens avec d’autres artistes, certains critiquent des œuvres, des rapprochements, s’exclament admirativement, ils prennent des notes et des photographies sans faire attention à lui. A un moment donné, se sachant autorisées à le faire, les deux femmes s’asseyent chacune leur tour sur un pouf de fausse fourrure noire muni d’une queue animale et s’amusent de cet attribut masculin dont elles se voient ainsi pourvues. Il est très gêné et a même l’air stupéfait comme s’il n’avait pas vu et entendu que toute l’exposition parle de sexe et de genre. Certainement que la situation quasi intime de la visite le met dans une situation complexe, il se sent complice de cette légèreté. Pourtant il salue chaleureusement chacun des visiteurs et a même l’air triste de leur départ. On se dit que jamais on n’aurait imaginé cela il y a encore quelques temps. Un gardien qui regarde partir des visiteurs avec le sentiment d’être abandonné. Il va continuer de veiller sur son exposition. Vide.

1 février 2021

Une femme qui vend des objets dans une brocante. Elle doit avoir une soixantaine d’années. Elle est debout au milieu de son stand. Elle est petite et est habillée chaudement avec un pantalon en velours côtelé brun, des chaussures de type « Méphisto », puis, on aperçoit un pull en mohair rose, une veste matelassée à col «mao » crème avec des petites fleurs, une veste épaisse en cuir retourné et une grande écharpe bleu et vert entourée autour de son cou. Elle semble complètement engoncée. Ses cheveux très blonds, longs et ondulés, la font paraître plus jeune. On voit ses yeux clairs et son masque noir est baissé sur son menton. Elle fume. Elle tient la cigarette dans sa main droite et aspire goulûment des grandes bouffées, puis souffle doucement la fumée. Elle ferme les yeux, concentrée sur le plaisir de fumer sans plus rien regarder autour, ni objets, ni flâneurs, ni clients. Debout, comme « tanquée » dans ses gros habits, elle se consacre à sa cigarette. On remarque ses doigts jaunis de grande fumeuse. Quelqu’un lui pose une question, elle est obligée de se tourner et de lui répondre, de bouger. Elle pose sa cigarette dans un gros cendrier en verre, répond, dit un prix puis elle revient, elle se remet exactement dans la même position et elle reprend sa cigarette. On dirait une adolescente qui fume pour la première fois dans un plaisir défendu sans cesse recommencé.

30 janvier 2021

Un homme devant un bar fermé mais qui fait des cafés à emporter. C’est samedi, il y a du monde. Il doit avoir une trentaine d’années. Il est habillé simplement de baskets blanches un peu usées, d’un jean, d’un blouson un peu long en cuir noir qui est ouvert sur un sweat-shirt noir. Il est assez grand et carré. Son visage semble rond, avec des cheveux courts, très frisés, noirs et on ne voit que ses grands yeux en amande légèrement globuleux au dessus de son masque noir. La première fois qu’on l’aperçoit, il est au téléphone et fait signe à l’homme plus âgé qui l’accompagne qu’il veut un café. Il écoute son interlocuteur les sourcils froncés. Un peu plus tard, il boit son café et a enlevé son masque. On voit alors qu’il a une moustache très brune. L’homme qui est avec lui, lui parle avec une sorte de véhémence, comme s’il lui faisait la leçon. Il ne dit rien et baisse la tête. Quand il la relève, on voit que ses grands yeux débordent de larmes qu’il efface tout de suite. Il ferme les yeux comme s’il essayait de contrôler son émotion. L’homme a côté de lui n’a pas vu ce moment mais a senti sa tristesse et lui prend très gentiment l’épaule. L’autre s’affaisse un moment et puis dit « ça va aller, ça va aller » aussi bien pour l’autre que pour lui même. Il regarde en l’air et suit un moment du regard les « gabians » qui volent au dessus des étals de poissonniers dans un grand raffut. Il sourit. Ça va mieux.

29 janvier 2021

Un homme très âgé marche tout doucement dans un grand marché. Il fait très attention de ne pas se faire bousculer et l’homme plus jeune qui l’accompagne s’arrange pour qu’il est de l’espace autour de lui. L’homme est petit, très maigre et voûté. Il a des cheveux blancs courts, raides et un peu en bataille. Son visage a un profil d’oiseau avec un nez aquilin, les joues creuses et des yeux clairs presque gris. Il porte un masque en tissu, d’un rouge lie-de-vin, qui semble presque trop grand et lui mange tout le bas du visage. Il est habillé très élégamment. On distingue une chemise blanche à fines rayures bordeaux, une cravate assez imposante, assortie au masque, lie-de-vin et par dessus un gilet beige en V boutonné. Son pantalon est en velours côtelé brun un peu trop long qui tombe en se cassant sur des très belles chaussures anglaises de cuir marron. Il a une veste un peu longue qui ressemble à un « barbour » classique brun . En marchant, il vacille souvent. Il s’appuie très fortement sur une canne très étrange ; elle est en bois mais faite dans une branche qui a gardé sa forme naturelle, très torturée, elle a juste été écorcée et polie. La poignée est faite de l’intersection entre deux branches dans laquelle il met la main. Cet homme si raffiné et sa canne forment comme une bulle d’élégance qu’on a envie de protéger, une petite chose précieuse et fragile qui traverse l’espace confus de la ville à petits pas silencieux.

28 janvier 2021

Un homme dans un magasin de spécialités italiennes. Il est derrière la grande vitrine où s’amoncellent les fromages, les pâtes fraiches, la charcuterie, les plats cuisinés. Il sert les clients. Il est très brun, il ne doit pas être très grand et semble plutôt mince. Son visage est long, avec un grand front et un menton allongé, les cheveux sont coupés courts, le nez est aussi dans ce mouvement tout en longueur du visage et la bouche est petite. Il porte un tablier blanc qui s’enfile complètement et lui fait une large veste qui est ouverte sur un pull marron. Il vous accueille très aimablement, presque un peu trop. Vous vous rendez compte que, contrairement à son collègue, contrairement à vous, il ne porte pas de masque. Il voit votre hésitation, il se redresse fièrement et esquisse à peine un sourire entre le triomphe et l’ironie. Il vous sert avec toujours une lueur dans les yeux qui serait presque du défi s’il n’avait pas besoin aussi d’avoir des clients. On se rappelle que la dernière fois qu’on est venu, il y a plusieurs mois, on lui avait demandé pourquoi il ne portait pas de masque et il avait répondu que lui, il n’était pas malade. Comme si de porter ce masque était en quelque sorte une marque d’infamie, de possible maladie et de ne pas le porter une preuve de bonne santé. Entre bêtise et fanfaronnade, le monde à l’envers. Et pourtant, on est là, à penser à l’Italie si proche avec tendresse.

27 janvier 2021

Une femme dans un grand magasin où elle est responsable d’un « corner » d’une grande marque. Elle est très petite, elle doit avoir une quarantaine d’années, peut-être un peu plus. Elle a les cheveux gris ou plutôt à peine grisonnant comme si elle était en train d’arrêter de les teindre. Son visage est régulier, ovale, avec des yeux bruns assez ronds peu maquillés, son nez est droit et la bouche assez petite. Elle est bien entendu habillée avec des habits de la marque qu’elle vend, notamment un cardigan emblématique mais qu’elle porte en laine d’un rose soutenu ce qui est assez rare. Le reste est plus sobre, noir, gris, ce qui semble plus en phase avec les habits présentés. On sait très bien ce qu’on veut. On choisit vite ce qu’on veut essayer et à partir de là, elle n’aura de cesse de tenter de nous faire essayer d’autres choses : un gilet court, une jupe, un autre pantalon, au point qu’on lui fait clairement comprendre que, non, on ne prendra rien d’autre. On regarde d’autres choses, juste pour le plaisir, elle revient à la charge. On sait qu’elle fait son métier mais on lui en veut parce qu’on avait juste envie de profiter de ces belles choses, on est obligé de se justifier, d’expliquer pour la tenir à distance. On est certain qu’elle se rend compte qu’à force d’insistance, elle produit exactement le contraire de ce qu’elle voudrait mais elle ne peut s’en empêcher. La mécanique de sa parole et de ses gestes de vendeuse la dépasse. Comme dans une course folle.

26 janvier 2021

Un petit garçon d’environ sept ans sur une plage. Il fait très beau. Un groupe d’adultes est installé pour un pique-nique avec une dizaine d’enfants qui jouent. Le petit garçon est assez trapu avec une tête toute ronde et des cheveux châtains bouclés qui lui encadrent le visage. Il est habillé d’un « sweat shirt » gris, d’un jean et il porte des baskets noires. Les enfants jouent à monter sur le grand mur qui borde la plage, puis on voit que ce petit garçon va seul au bord de la mer. Il cherche et trouve un énorme galet qu’il a du mal à soulever mais qu’il soulève en criant pour attirer l’attention des autres enfants qui se précipitent. Avant qu’ils n’arrivent, il jette le gros galet dans la mer. Les enfants commencent à jouer avec les vagues, à crier, se pousser. A un moment donné, un autre petit garçon arrive à un bout de béton énorme et le jette aussi. Tout de suite, le petit garçon devient agressif envers lui et le menace d’un galet. Sa mère traverse la plage à toute vitesse, l’attrape et le gronde. Le petit garçon va plus loin et s’installe au milieu de la plage pour jouer, les autres le suivent et commencent à jouer aussi. Très vite, à nouveau, il se lève et va jusqu’au mur qu’il entreprend de grimper, les autres le suivent. Sans fin. On pourrait penser qu’il veut être seul mais chaque fois qu’il est seul, il fait tout, mine de rien, pour attirer les autres. Il ne veut pas être seul, il veut se singulariser.

25 janvier 2021

Un homme d’une soixantaine d’années dans un marché. Il fait beau, c’est une journée ensoleillée de l’hiver. Tous les manteaux sont ouverts, les gens font leur course mais sans se presser. L’homme traverse tranquillement la grande place avec un sac de provisions au bout de la main. Il est petit, très rond avec des cheveux frisottés dégarnis sur le dessus du crâne. Il est habillé d’un pantalon de toile beige, de souliers de cuir marron, usés et affaissés. Sa veste beige est ouverte et on voit un magnifique pull multicolore avec des larges rayures horizontales qui reprennent très exactement les couleurs arc-en-ciel du drapeau LGBT. Comme son ventre est saillant, son pull est très en avant et il gondole comme s’il était détendu ou mal fini. Plusieurs personnes se retournent sur ce pull multicolore. On n’arrive pas à savoir s’il est conscient de sa possible dimension militante ou revendicative. Il serait peut-être très étonné si quelqu’un lui révélait tout cela. On remarque que ses habits sont tous très avachis ou usés. On peut aussi très bien imaginer qu’il lui a été tricoté par quelqu’un qui a trouvé ces couleurs jolies, qu’il l’a tricoté lui-même ou bien qu’il lui a été donné. Ce pull défraîchi aux couleurs de ce drapeau à la portée symbolique, hissé lors des « marches des fiertés », est porté là, sur ce marché populaire, avec une bonhomie touchante.

21 janvier 2021

Une jeune femme travaille dans une boulangerie. Elle est brune avec les cheveux très raides qui semblent lissés, ils sont attachés en une queue de cheval assez basse sur la nuque. Elle a un visage triangulaire avec des grands yeux bruns maquillés de gris. Elle est habillée d’un pantalon beige un peu court, d’un pull marron avec par dessus un tablier blanc très simple noué à la taille. Aux pieds, elle porte des crocs vert bouteille mais avec des chaussettes beige comme son pantalon. Elle a des gants en plastique translucide et elle tient un pince métallique d’une main. Elle vient nous voir et on lui passe commande de trois choses. On voit qu’elle hésite puis va vers un premier pain qu’elle attrape avec sa pince et met dans un papier, elle le fait lentement, elle a peur de faire tomber le pain. Puis, elle va vers les autres pains et a oublié si nous en voulions un petit, ou un gros, tranché ou pas, on lui répète notre commande et on la regarde faire posément. Tous ses gestes montrent qu’elle a peur de faire une erreur notamment sur les questions sanitaires, ne pas toucher le pain, ne pas toucher les clients, désinfecter ce qui a été touché par les clients, garder ses distances. On voit bien que tous les ordres se bousculent dans sa tête et qu’elle essaie de faire au mieux. Elle est nouvelle. On paie avec le « sans contact ». On ne sait pas si on doit lui dire que pendant tout ce temps, elle portait mal son masque, sous son nez, anéantissant tous ses efforts. On le lui dit tout doucement, elle nous remercie et remet vivement son masque en surveillant que personne ne la voit. Puis elle réfléchit et va changer ses gants. Elle apprend.

20 janvier 2021

Une femme d’une quarantaine d’années au comptoir d’un bar-tabac qui vend aussi des journaux. Le bar est vide même s’il fait des cafés à emporter mais il y a quand même dans un angle au fond un homme qui semble boire une café en lisant un journal. Le café empeste la cigarette. On a plus l’habitude de cette odeur, on ne voit personne fumer et on se rend compte que cet espace public et non fumeur, doit être en partie redevenu privé puisque le bar est fermé, et que le patron, les employés, doivent fumer dedans. L’odeur est vraiment épouvantable mais on a l’impression qu’elle ne la sent pas. Elle trie et compte les tickets du loto et met un moment à s’apercevoir que vous êtes devant elle attendant de pouvoir payer vos journaux. Elle est brune et ses cheveux longs sont attachés en queue de cheval, elle porte des lunettes en écaille assez imposantes qui cachent ses yeux bruns, le nez est fort et droit et la bouche est plutôt petite et ronde. Elle porte un pull noir et par dessus un gilet de laine noir à motifs rouges. Quand elle vous voit enfin, elle remonte vaguement le masque qu’elle avait sur le menton et vous encaisse sans un regard. Elle vous donne l’impression que vous la dérangez. En sortant vous voyez une fumée de cigarettes sortir du comptoir, puis en y prêtant attention, la cigarette posée à l’envers. Elle voit que vous avez vu sa cigarette, la prend et en aspire une grande bouffée et se replonge dans ses comptes en vous jetant un coup d’œil noir.

19 janvier 2021

Une voix d’homme au téléphone. On ne pourrait pas dire que c’est une voix amie mais c’est quelqu’un que vous connaissez bien et que vous avez rencontré souvent dans le cadre professionnel. Il s’agit à nouveau d’un échange dans le cadre du travail mais à titre amical. Vous vous donnez des nouvelles, et puis commencez à échanger sur les questions qui vous ont amenées à nous appeler. Comme ces questions sont délicates et que vous ne pouvez pas le voir, guetter les expressions de son visage, vous êtes obligées d’être très attentives à la moindre hésitation, au plus imperceptible changement de ton, au plus court silence, tout ce qui peut amener à une variation dans le débit de sa voix. Elle est plutôt douce, monocorde, un peu nasale et calme. Vous avez pu le côtoyer dans des réunions très tendues et jamais il n’a haussé le ton et, de la même façon, dans les quelques moments gais que vous avez partagés, sa voix est restée égale. Il sait que vous guettez les moindres variations. Il en joue. Ne pouvant répondre directement aux questions que vous lui posez, les seuls moyens qu’il a pour que vous compreniez ce qu’il pense sans sortir de son devoir de réserve, c’est justement ces courtes pauses, fausses hésitations, petits silences qu’il fait volontairement et que vous devez décrypter. Cela provoque une tension étrange, non pas entre vous, mais chez chacun d’entre vous, dans la recherche de la maîtrise d’une sorte de langage commun qui tient aux non-dits, à ce qui manque, à ce qui hésite, à ce qui balbutie. A ce qui vient entraver. On se dit qu’il doit le plus souvent faire cela et que ce doit être épuisant de ne jamais pouvoir dire. Ou de dire mais sans parler.

18 janvier 2021

Une femme d’une cinquantaine d’années qui participe à un cours en ligne. Elle a les cheveux courts, très raides et teints en roux clair. Le visage est assez rond, avec des grands yeux bruns, des lunettes rondes, un nez fin et une large bouche fine. On ne voit que le haut de son corps qui est vêtu d’un chemisier bleu clair qui rappelle les chemises anciennes. Très souvent, elle perd le fil pendant le cours. Elle ne sait pas où est l’exercice, à quelle page du livre il faut aller, elle n’a pas compris la consigne, et donc régulièrement quand l’enseignante s’adresse à elle, elle ne répond pas. Cela créé un sorte de trou, une latence étrange dans ce dispositif de cours par « skype ». Il faut un peu de temps pour comprendre ce qui n’a pas été compris. Souvent, ensuite, elle dit : « je n’avais pas compris », et elle s’excuse en riant. Mais en réalité, elle n’a pas entendu. On se souvient des tous premiers cours alors que tous étions réunis, et déjà , elle nous avait demandé à plusieurs reprises de lui répéter et traduire ce qui avait été dit. A la fin du cours, elle s’était excusée en disant en riant : « je crois que je ne dois pas bien entendre », qui était devenu peu à peu : « je n’entends pas bien ». On est étonnée car elle ne semble rien faire pour cela et de cours en cours, elle continue de répéter cette excuse comme si, chaque fois, elle était nouvelle. Comme si chaque nouveau temps où elle n’entend pas ou mal venait effacer celui d’avant. Elle ne veut pas entendre qu’elle entend mal. Personne n’ose lui en parler et l’enseignante très patiente, répète et même lui demande directement si elle a compris. Mais elle n’ose pas lui demander si elle a entendu. On se dit qu’elle est mal entendante. En deux mots.

16 janvier 2021

Un écran, le haut du corps d’un homme et son visage. Tout de suite, on se dit : il est gros. Le visage est long avec des cheveux courts légèrement dressés. Les yeux bruns, le nez petit, et la bouche assez grande. Ce qu’on remarque ce sont les bajoues de chaque côté du visage, les plis du cou et puis ensuite la masse du corps à la limite de l’obésité. C’est un acteur et, pendant un moment, cette manière d’avoir un corps grossi dont on devine encore ce qu’il a été, nous donne à penser que cet embonpoint est travaillé. Peut-être pas entièrement fabriqué mais accentué. Mais la manière dont il bouge à écran et dont il danse nous fait penser le contraire. Il a une légèreté, quelque chose de très aérien qui lui appartient et dont il joue, là, dans ce rôle. On voit que tout est fait pour le montrer comme le gros extraverti face à l’autre personnage, qui joue son compagnon, mince, coincé, pétri d’angoisse. Pourtant, dès qu’il bouge, quelque chose en lui évoque les comédies musicales, la démesure, une nostalgie, Broadway, quelque chose qui emporte ailleurs que juste le périmètre de cette série. On dirait qu’il vient de ranger ses paillettes, de cacher son costume de clown et qu’il fait semblant d’être comme il faut juste un moment, s’appliquant mais souriant en coin. Encore un Auguste.

15 janvier 2021

Un gros palmier dans un jardin. C’est un palmier de la race des chamærops mais énorme, appelé aussi « palmier chanvre ». Contrairement à ses cousins, il est très trapu comme les palmiers classiques. Son tronc fait plusieurs mètres de haut et est si épais, qu’on ne peut l’entourer de ses bras. Avec ses grandes palmes, l’arbre est haut comme une maison de trois étages. On ne dirait pas car il est situé devant la maison mais un peu sur le côté et sur une planche en dessous. Il a de nombreuses palmes caractéristiques avec une tige puis la palme elle-même en éventail avec des terminaisons assez molles qui retombent cassant l’élan rigide de la feuille. En plein hiver, il a quelques branches qu’il faut couper car elles sont sèches et deux fruits qui forment une sorte de longue tige brune. Les nouvelles palmes sont déjà là au centre de l’arbre prêtes à pousser. Il est énorme et totalement disproportionné dans ce jardin de taille plutôt modeste où le plus grand arbre est un vieil oranger. Heureusement qu’il est sur cette planche plus basse et que ses palmes touchent le mur extérieur de la propriété. Cela masque un peu son ampleur. On voit qu’il a été planté déjà grand et tardivement certainement à la place d’un arbre mort, peut-être un palmier victime du papillon qui décime ces arbres. Rien ne pousse dessous ou presque. Il est très isolé dans la végétation voisine d’oliviers, de mimosas, d’agrumes. Sa magnifique solitude pataude et massive nous touche.

14 janvier 2021

Une jeune femme est assise par terre sur une plate bande qui borde la grande promenade au bord de la mer. Elle n’est pas assise sur les bancs et les chaises au bord mais beaucoup plus en arrière sur ce morceau de gazon, de l’autre côté, il y a les voies cyclistes puis la route. Devant elle, les promeneurs passent et les « skateboarder » nombreux qui ont installés des plots au sol, font des essais de figures, de vitesse dans un grand fracas de bruit. Elle doit avoir une vingtaine d’années. Elle a des longs cheveux blonds, un visage très fin, presque pointu et semble assez grande et mince. Elle est vêtue d’une chemise bleue, avec par dessus une veste en fausse fourrure rousse, un jean serré et des baskets blanches montantes. Elle est au téléphone. Elle parle vite, certainement assez fort car il y a beaucoup de bruit et elle fait des grands gestes avec les mains. On perçoit à sa tension et à ses gestes que la conversation doit être animée, qu’il se passe quelques chose. Tout à coup, les « skateboarder » se regroupent pour discuter et se désaltérer et le silence se fait. On entend alors la jeune femme hurler : « Non, non, tu ne peux pas faire ça, merde ! ». Tout le monde se retourne et la regarde. Elle s’en aperçoit et devient rouge. Sa conversation continue, alors elle tourne le dos à la foule et à la mer et s’assied en tailleur face aux voitures et aux vélos. Comme si elle voulait trouver de l’intimité. On est surprise qu’elle ne descende pas sur la plage. Elle pourrait crier. Le bruit de la mer ne s’arrête jamais.

13 janvier 2021

Une dame d’un certain âge qui attend devant le secrétariat d’un service hospitalier. Elle doit avoir une cinquantaine d’années. Elle est petite, habillée d’un grand manteau rouge vif, d’un pantalon de cuir rouge, souple, en forme de jogging et de baskets noires. Elle est très brune avec les cheveux frisés et semble avoir un visage rond qui est caché par des lunettes noires et un masque bleu. Elle marche avec deux béquilles. Elle a un grand sac en bandoulière qui semble très rempli. Quand elle arrive, elle va directement dans le bureau et la secrétaire lui dit qu’il y a plusieurs personnes qui attendent. Elle répond quelque chose que l’on n’entend pas et la secrétaire lui dit que bien entendu, elle peut s’assoir, comme les autres personnes, sur un siège et qu’elle se lèvera quand ce sera son tour. La femme semble furieuse et regarde ceux qui font la queue avec colère. Elle prend une chaise avec violence, la déplace, la met au milieu de la salle d’attente et s’installe dessus. Elle cherche dans son sac en marmonnant, ses béquilles tombent, elle les ramassent en râlant. Elle s’aperçoit qu’il y a du gel hydroalcoolique. Elle se lève et en met sur ses mains. Elle renverse son sac. Elle se rassied en pestant, remet dans son sac et dit «  et bien, voilà » d’un ton plus haineux qu’en colère. Et brusquement, elle se lève et part. La secrétaire la cherche, revient et dit que cette dame est encore repartie sans qu’on sache qui elle est. Cela fait la troisième fois cette semaine dans ce service. Une femme perdue. Encore une.

12 janvier 2021

Un homme d’une trentaine d’années est adossé à un mur à la toute fin du marché, juste en face du dernier étal de poissonnier. Il est chaudement habillé car il fait froid et il y a du vent. Il a un bonnet de laine brun avec une petite frise beige, une doudoune marron assez longue, un pantalon qui ressemble à un baggy noir et des grosses chaussures noires qui semblent montantes comme des « Doc Martens ». Il est moyennement grand. On voit juste quelques cheveux frisés noirs dépasser du bonnet, il a un visage très rond avec des yeux noirs et un nez plutôt petits, une bouche assez large et une barbe naissante comme quelqu’un qui ne s’est pas rasé depuis deux ou trois jours. Il a un masque mais sur le menton et le cou. Il fait quelque chose avec ses mains mais on ne distingue pas quoi. Quand on s’approche de lui, on entend un bruit étrange : « chtac, chatc, chtac, .. ». On voit alors qu’il est en train de se couper les ongles avec un coupe-ongle. Avec beaucoup d’attention, il se coupe tous les ongles des mains et jette scrupuleusement les ongles coupés par terre. On est très surpris. Un geste qui renvoie à la toilette, à l’espace de la salle de bain qui se retrouve fait dans la rue. Il n’y a pas là d’indécence et il le fait avec le plus grand naturel. Pourtant on se sent mal à l’aise. Comme si on avait surpris quelque chose alors que lui s’en moque. C’est comme si cela avait obligé notre regard de passant. Etrangement, cela vient empiéter sur notre espace intime et pas le sien.

11 janvier 2021

Une dame assez âgée qui traverse une place en poussant un drôle d’engin. Ce serait un déambulateur à roulettes avec deux poignées pour les mains comme celle d’un vélo, des freins, un panier pour les provisions en bas et une assise en plastique noir pour pouvoir se reposer et s’assoir. Elle est petite et presque trop pour son déambulateur car elle est obligée de lever un peu les bras pour atteindre les deux poignées. Elle a une mise en plis à l’ancienne avec des cheveux uniformément gris clair. Elle est habillée d’un manteau bleu, assez long, d’un foulard gris entré dans le col du manteau et de petits bottines noires fourrées. Elle ne porte ni bas, ni collant alors qu’il ne fait pas chaud. Dans le panier, on voit un désordre de sacs plastiques, un sac en cuir noir très élimé, une petite bouteille d’eau, une écharpe en laine, une boite de type « tupperware », un sac en papier certainement empli de fruits ou de légumes. Elle marche lentement et d’un coup, s’arrête et s’assied sur son petit siège en plastique. Elle ne semble pas remarquer qu’elle s’est installée sur le couloir du tram entre deux rails. Des gens s’arrêtent, se parlent et une jeune femme va la voir. Elle la regarde puis regarde autour d’elle et ne semble pas vouloir bouger. Il faudra que plusieurs personnes l’entourent pour la convaincre et qu’elle se relève. Les gens la conduisent sur les bancs d’un arrêt du tram. Elle s’y assied puis se lève et s’assied sur son petit siège et tourne le dos au tram. On ne sait si elle est désorientée ou bien si elle vient là depuis tellement longtemps qu’elle oublie ce nouveau tram qui est sur son parcours quotidien. Ou plutôt qu’elle a décidé de l’ignorer.

8 janvier 2021

Un écran, le visage d’une femme. Elle doit avoir une cinquantaine d’années. Elle porte les cheveux courts, ondulés, coiffés en arrière. Ils sont châtain clair avec des mèches blondes et doivent être teints. Elle a un visage plutôt pointu avec une petite bouche, un nez droit et des yeux bleus perçants. Elle est assez ronde, on le perçoit à ses épaules opulentes, à sa chemise fleurie ample et à son foulard bleu entouré à la va-vite autour de son cou. Elle a des grandes lunettes de soleil en forme de papillon qu’elle relève souvent sur ses cheveux. Elle est très expressive. On ne sait si c’est parce qu’elle sait qu’elle est filmée mais pour chacune de ses expressions, la joie, la surprise, le mécontentement, le rire, l’interrogation, elle reste un instant figée dans une expression outrée comme un arrêt sur image. On dirait parfois un dessin animé, on attend presque les onomatopées et les signes graphiques qui marquent une émotion, un mouvement, une bagarre. Elle n’est pas actrice mais elle joue un rôle, celle de l’extravertie, qui dit tout ce qu’elle pense, qui est traversée par ses émotions. Pourtant parfois, son regard semble plutôt froid. Elle doit se tenir à ce rôle parce que son compère présentateur est un homme qui surjoue le calme et la froideur. On pense que cela doit être fatigant mais pas si éloigné d’un numéro de clown. Elle est l’Auguste.

6 janvier 2021

Un écran, le visage d’un homme. Il est très brun, les cheveux sont coupés courts avec quelques petits cheveux sur le haut du front, ses oreilles sont dégagées. Le visage est plutôt triangulaire mais le menton est carré et assez fort. La bouche est étroite avec comme une fossette à chaque commissure, le nez est petit mais semble un peu écrasé en son milieu, les yeux sont noirs et bridés. Il doit avoir au moins la cinquantaine car il a des petites poches sous les yeux, des rides autour du nez et de la bouche. Il porte un tee-shirt blanc et par dessus une veste de kimono bleue en coton épais, qui fait penser à une veste de travail. Il est assez expressif et souvent il plisse le front. Quant il fait cela, on s’aperçoit qu’il a une cicatrice verticale rouge qui part du milieu du sourcil droit et descend jusqu’au bas de la joue. On regarde de plus près et on constate que ce n’est pas un effet de maquillage, que celui qu’on prend pour un acteur, a vraiment une balafre au travers du visage. On se demande si cet homme est un acteur professionnel ou un amateur, s’il a été « yakusa » ou peut-être puni par une mafia car la balafre semble trop droite pour être accidentelle. Pourtant là, à l’écran, il fait la cuisine. On observe ses gestes, comment il manipule les couteaux et on se demande comment il fait pour travailler au quotidien avec cet outil qui a dû lui couper le visage en deux. Quand il tend les petites assiettes à ses clients, il attend leur verdict, sérieux, les mains sur les hanches et quand on lui dit que c’est excellent, il sourit comme un enfant. La balafre disparaît un instant.

5 janvier 2021

Les urgences d’une clinique du centre ville. Il n’y a pas grand monde, on sent un certain calme. A l’intérieur même du service, passé les doubles portes, un homme est assis, il est perfusé. Il a une trentaine d’années, il est en habits de sport. Le médecin demande qu’une infirmière vienne pour lui enlever sa perfusion. Il lui explique poliment qu’il pourra ensuite s’en aller mais qu’il doit aller voir son médecin traitant. A peine deux minutes après, le médecin se tourne vers l’homme et voit qu’il y a un autre homme, un peu plus jeune, avec lui, qui lui parle. Ce nouveau venu porte un masque mais sous son nez. Le médecin lui dit « Monsieur, nous ne pouvons accepter d’accompagnant au sein du service des urgences, voulez-vous bien sortir et attendre votre ami dans la salle d’attente et mettre correctement votre masque ? ». L’homme le regarde avec agressivité et ne bouge pas, soulevant le menton à plusieurs reprises dans un geste entre le défi et la menace. Le médecin répète fermement et réexplique que personne ne peut être accompagné. L’homme, en murmurant agressivement, se déplace vers les doubles portes mais reste dans le service. Le médecin revient et lui dit que son ami va sortir et qu’il lui demande de sortir du service, une fois de plus. L’homme finit par sortir en reculant mais en l’insultant de manière extrêmement grossière et violente. On ne comprend pas. Le médecin nous dit que c’est comme ça tous les jours, pourtant on sent qu’il est atteint. L’homme qu’il a soigné n’a rien dit pour calmer son ami et même sourit. On est abasourdie par cette violence. Pourquoi ce refus de sortir comme tous ? De mettre son masque ? Est-ce que c’était juste parce qu’il ne pouvait supporter d’avoir le sentiment d’obéir à ce qui lui semble une autorité, un médecin ? On est épouvantée de ce que cela révèle d’incompréhension, de ressentiment, de violence diffuse. L’infirmière enlève la perfusion, l’homme se lève, le médecin toujours calme lui tend ses papiers et lui redit poliment qu’il doit aller voir un médecin. L’homme part, il n’a pas dit un mot.

4 janvier 2021

Un camping-car roule très vite dans un boulevard de la ville puis prend un embranchement et va aussi vite sur une route étroite de l’arrière-pays qui tourne beaucoup. On est surpris parce que le camping-car, qui est pourtant assez imposant, est conduit comme une voiture rapide. Il est entièrement blanc avec quelques dessins géométriques jaune et bleu, comme un logo, à l’arrière et sur une porte. On remarque une figure au pochoir noir. Quand on voit le côté du camping-car, on aperçoit d’autres pochoirs. Chaque fois, il s’agit d’un portrait d’Elvis, certains de trois-quart, d’autres de face. Il y en a beaucoup disposés partout sur le camion. Un fan, certainement. Le conducteur est un homme d’une soixantaine d’année qui semble assez rond et petit car il est un peu caché derrière son volant. On remarque tout de suite qu’il est coiffé d’une énorme banane de cheveux gris très bien réalisée. Elle est presque caricaturale et nous fait penser à un personnage de bande dessinée. Devant lui, entre le pare-brise et le volant, il y a une photographie d’Elvis répétée plusieurs fois formant une frise décorative. Derrière lui, il y a un grand panneau lumineux et le nom Elvis qui clignote en rouge sur fond noir. On le regarde passer. On imagine qu’il écoute Elvis dans son camping-car et que c’est sa part de rêve qu’il porte avec lui fonçant comme s’il conduisait un bolide dans le désert américain, sur les petites routes de Provence.

14 décembre 2020

On serait à nouveau en mouvement, on aurait des choses à faire, on serait en train de courir. On ferait des listes, du rangement, on se préparerait. On regarderait des recettes, on verrait des cerises en décembre, des fruits exotiques sur les étals, l’odeur de la truffe vous poursuivrait sur le marché. Ce serait pour de faux mais ce serait bien quand même. On va regarder ailleurs et puis on reviendra au temps secret des descriptions. Plus tard.

13 décembre 2020

Une femme d’une cinquantaine d’année qui doit rejoindre une réunion sur « skype » avec quatre autres personnes. Elle suit un cours de langue et, pour le moment, les cours se font comme cela. Elle est brune avec des cheveux courts et volumineux qu’elle essaie de coiffer avec une raie sur le côté. Elle a un visage long avec des sourcils noirs très forts, des yeux bruns plutôt ronds, un nez fin et une large bouche charnue. Elle est vêtue d’un pull rose et, à l’écran, on voit qu’elle est devant un buffet brun avec une grand désordre de papiers posés dessus et un bouquet de fausses orchidées. Elle arrive dans la réunion avec du retard et on la voit mais sans l’entendre. L’une des autres participantes lui explique qu’elle a dû couper son micro et comment il faut qu’elle l’ouvre. On voit qu’elle parle, qu’elle semble toucher son clavier et qu’elle a l’air très tendue. Elle disparaît de la conversation. Les autres parlent en attendant patiemment et la professeure décide de commencer. A ce moment-là, elle réapparaît, on la voit et on l’entend. Tout le monde la salue et elle s’excuse. Elle semble déjà épuisée avant que le cours n’ait commencé. La professeure lui demande pourquoi cela a été si difficile cette fois et elle répond qu’elle ne sait pas mais que de toutes les façons elle ne sait jamais pourquoi ça marche et pourquoi ça ne marche pas. Elle dit cela d’un air découragé de petite fille perdue.

12 décembre 2020

Une petite fille qui doit avoir quatre ans, elle attend un ascenseur avec sa mère. Elle porte des petites baskets blanches en cuir, un jean et une doudoune, avec un motif de petites fleurs, dont dépasse une capuche. Elle a les cheveux longs, bruns et bouclés. Pour les retenir en arrière, ses cheveux du dessus sont tressés. Elle a un visage tout rond avec des yeux bruns et des lunettes roses avec des branches assez épaisses d’un rose plus clair. On remarque qu’elle a une goutte sur le menton que sa mère essuie en lui disant gentiment « fais attention ». La petite fille suce tout le temps sa lèvre du dessous qui est toute rouge. Le menton aussi est irrité car il doit souvent être mouillé et il commence à faire froid. La petite fille ne bouge pas. Elle doit essayer de ne pas le faire, se concentrer. Une maman passe avec son bébé dans les bras. Immédiatement, la petite fille la remarque et la suit des yeux, demandant ce qu’elle fait cette dame. Sa mère lui répond qu’elle porte son bébé. La petite fille parle comme si elle répétait des phrases d’adulte pour elle-même : « il fait froid, on met son manteau, une maman, un papa, attention, le bébé, une maman, un papa » et elle continue. Sa mère la regarde sans l’interrompre comme étonnée par le refrain « une maman, un papa ». On se dit qu’elle se rassure, peut-être parce qu’elle a vu cette maman seule avec son bébé, peut-être parce son papa n’est pas là ou qu’il est loin ou qu’elle n’en a pas. On ne peut savoir mais pendant tout ce temps, elle n’a pas sucé sa lèvre. Elle grandit.

11 décembre 2020

Une jeune femme qui fume devant un grand hôpital. Elle est blonde, ses cheveux sont attachés en une queue de cheval haute. Elle est habillée avec un jean et par dessus une blouse blanche qui lui descend aux genoux. Elle a mis un châle de laine bleu sur ses épaules. Au pieds, elle a des « crocs » blancs. Elle a descendu son masque qui lui couvre une partie du menton et le cou. Son visage, à la peau très claire, est lumineux avec un regard bleu pétillant. Elle marche en fumant et elle tire nerveusement sur sa cigarette. De temps en temps, elle sort un thermos de sa grande poche et boit, certainement quelque chose de chaud. Une autre jeune femme la rejoint, allume une cigarette, elles parlent, puis elles se mettent à rire. La première jeune femme consulte une première fois ce qui ressemble à un téléphone, on voit qu’elle hésite à reprendre une cigarette et puis d’un coup, elle regarde à nouveau ce téléphone ou ce « beeper », son visage se ferme. Elle fait un signe de la main à sa camarade, son visage est tendu, elle repart vers l’intérieur de l’hôpital et commence à traverser la grande cour en marchant vite, puis elle se met à courir. Sa course nous fait penser à ce qu’elle va trouver à l’intérieur, cette urgence dans son corps. Cette jeunesse éclatante entrevue qui doit aller vite pour prendre soin des autres.

10 décembre 2020

Un jeune homme assis sur un muret qui regarde ses camarades. Ceux-ci jouent aux cartes, discutent en fumant, mangent des pizzas, regardent leur téléphone en s’échangeant des blagues, deux sont sur des chaises longues et écoutent de la musique leurs écouteurs vissés aux oreilles. Lui ne fait rien, il est à la fois attentif et absent. Il est assez grand, le visage rond, avec des yeux bleus perçants. Les cheveux sont châtains clairs coupés un peu n’importe comment, il passe souvent la main dans ses cheveux qui sont dressés. Il porte juste un jean, un tee-shirt à manches longues et une doudoune sans manches alors qu’il commence à faire froid. De temps en temps un de ses amis lève la tête et lui demande « ça va ? » . Il répond brièvement mais très gentiment que « oui, oui, ça va ». Il est seul mais on sent une attention autour de lui. A un moment donné, deux ou trois se lèvent et disent « allez, on gèle, on rentre et on se fait un « code name » . Il les regarde, une des jeunes filles se lève et l’attrape au passage par la main, il suit le mouvement. Mais on voit qu’il le fait parce qu’il sent bien que tous ont fait cela discrétement pour qu’il sorte de sa solitude. Il ne veut pas trop montrer qu’il est triste. Et en même temps, il sait que tout le monde le sait. Il a perdu quelqu’un et cette perte creuse un trou dans son corps qu’il n’a pas encore appris à combler.

9 décembre 2020

Un homme très âgé mais dont on ne peut déterminer l’âge. Il a des cheveux gris un peu clairsemés, une tête d’oiseau avec des yeux noirs perçants, un nez aquilin et une fine bouche dans un bas de visage pointu. Il est un peu voûté mais semble assez grand. Il est habillé d’un gros pull gris, d’une polaire et par dessus d’un grand tablier blanc qui lui recouvre tout le devant du corps et qui se noue par dessus l’épaule. On ne voit pas le reste de son corps caché derrière le comptoir. Le tablier est maculé de tâches rouges. Il parle lentement, il marche lentement, il travaille lentement mais il travaille toujours dirigeant son commerce, sa famille et ses employés même si son petit-fils prend de plus en plus de place. Tout autour de lui tout le monde s’affaire parfois avec précipitation, lui jamais. Il a un accent assez fort et vous demande toujours ce que vous voulez faire avec la viande que vous lui demandez, puis il commente ce que vous lui avez dit, il vous fait des propositions mais en affirmant que c’est tel morceau qu’il faut absolument prendre tout en l’attrapant déjà et en le posant sur le billot avant même que vous ayez accepté. Ensuite, toujours aussi lentement, il prépare la viande, la dispose joliment, la pèse, cherche un gros feutre rouge dans poche, et note le prix. Il passera ensuite tout ce que vous avez acheté à sa fille qui fera l’addition et vous encaissera. Il a plié vos achats avec ses mains pleines de viande, il en reste sur le sachet. Il fait son métier avec une telle attention et précision que sa lenteur devient comme un ballet ralenti et précieux.

8 décembre 2020

Un homme d’une soixantaine d’année peut-être plus. On le voit travailler dans ce restaurant depuis presque quarante ans. Il est vraiment petit, avec les cheveux blancs depuis très longtemps, un visage assez rond caché par des lunettes avec une monture noire, épaisse et au dessin travaillé. On se souvient qu’il a toujours eu des montures contemporaines et très recherchées. Il est habillé d’un jean, d’une chemise grise en flanelle, d’une doudoune sans manches gris foncé et de chaussures de montantes qui ressemblent à des « Caterpillar ». Il semble très décontracté mais en réalité, il est habillé avec recherche. Il sort du restaurant où il travaille, il est interpellé par des passants qui le reconnaissent, par des vendeurs du marché, il salue tout le monde et entre dans un immeuble. On le voit ensuite à un balcon qui donne sur ce marché et la mer, une des plus belles vues de cette ville, il est en train de téléphoner. On se demande si en fait, il n’est pas un des patrons de ce restaurant connu de toute la côte. Quand on le recroise quelques heures après, on remarque qu’il boite. On n’en revient pas. Est-ce qu’il a toujours boité et on ne l’aurait pas vu ? Est-ce que c’est nouveau ? Pourtant sa boiterie semble naturelle comme ceux qui depuis toujours font avec. On se rend compte que sa démarche a toujours été très chaloupée et qu’il faisait rarement le service dans ce restaurant, il prenait les commandes, encaissait. Le restaurant fermé, on a pu le regarder et le voir parce qu’il était sorti de son territoire et nous aussi.

7 décembre 2020

Un homme d’une cinquantaine d’années dans un magasin de vêtement pour femme assez luxueux. Il est debout près de la caisse pendant que sa femme paie et que la vendeuse plie les vêtements qu’ils ont achetés. Il est assez grand, entièrement chauve, on voit ses yeux bleus mais pas le bas de son visage masqué. Il est habillé d’une paire de baskets en cuir, d’un pantalon en laine assez serré bleu foncé et d’un manteau léger sous lequel on voit une doudoune grise fermée. Sa femme lui parle. Elle lui fait la liste des endroits où ils doivent encore aller, la plus vieille papeterie de la ville, un autre magasin de vêtement, une pâtisserie, un magasin de design, on pense qu’ils sont en train de faire leurs courses et leurs commandes de Noël. D’ailleurs la vendeuse fait des papiers cadeaux pour certains vêtements achetés. L’homme ne dit rien et rien ne traduit qu’il ait entendu ce qu’elle lui a dit. Elle le regarde et lui dit : « Et bien alors, qu’est-ce que tu en dis ? ». Il répond « Rien ». Elle hausse les épaules et reprend sa litanie des choses à faire et là, il lève les yeux au ciel. Elle s’énerve et lui dit que si c’est pour lui gâcher son plaisir de faire des cadeaux, il n’a qu’à aller se promener. Il tourne les talons immédiatement. On se dit que son masque doit cacher un grand sourire de victoire. On le voit qui se dirige vers la mer. Elle soupire et dit « Tant mieux ». On a l’impression d’assister à un ballet de Noël bien rodé et rejoué chaque année.

5 décembre 2020

Une enfant de cinq ans se tient assise accroupie devant une représentation immense d’un père Noël installée sur la promenade du bord de mer. Il fait plusieurs mètres de haut. Il est représenté assis sur une sorte de trône. On pense que ce sont les carnavaliers de cette ville qui ont fait cette sculpture, en papier mâché ou en résine, pour l’offrir comme chaque année aux enfants qui sont hospitalisés en face et qui peuvent ainsi la voir. Pour la petite fille, qui est au pied de ce père Noël, il doit être immense et un peu effrayant. Elle est entre la peur et l’amusement. Elle se tourne vers son père qui est debout à côté d’elle et elle lui demande « c’est pour de faux, hein ? ». Son père lui explique en lui montrant l’hôpital en face, pourquoi ce Père Noël est là. Elle répète comme pour elle-même « c’est pas le vrai » mais elle fronce les sourcils et regarde le grand bâtiment bleu en face. Elle décide de ne pas avoir peur et d’un coup elle attrape le gros soulier et essaie de grimper. Son père lui demande ce qu’elle fait. Elle explique qu’elle veut grimper sur les genoux du Père Noël et faire coucou aux enfants de l’hôpital. Son inquiétude s’est déplacée. C’est la première fois qu’on lui parle d’un hôpital pour les enfants, et ça c’est très effrayant. Alors elle veut voir. Elle grandit.

4 décembre 2020

Un homme d’une trentaine d’années à l’entrée d’un grand magasin. Il est grand et assez fort. Il a des cheveux noirs très courts, une barbe bien dessinée que l’on entraperçoit sous son masque noir. Il est habillé d’une parka noire fermée et d’un pantalon noir. Aux pieds, il a des baskets sombres aussi. Dans le dos de la parka, on peut lire « sécurité » en blanc. Il regarde une à une toutes les personnes qui entrent dans la magasin et indiquent d’un mouvement de bras à certains de mettre bien leur masque, sur le nez. Il ne parle pas, il fait juste le geste et il indique à ceux qui ne le font pas spontanément, le gel hydroalcoolique pour qu’ils se lavent les mains. Un jeune homme arrive sans masque. L’homme avance et lui barre le passage et le regarde. L’autre lui dit assez agressivement : “ quoi ?”. L’homme de la sécurité lui montre son masque, le regard dur, le corps plus présent. Le jeune homme lui dit “ j’en ai pas “. L’homme se met carrément en travers de sa route de toute sa hauteur, et du bras, lui indique la sortie. L’autre hésite puis fait demi-tour en râlant. L’homme reprend son inspection. Il n’a pas dit un mot.

3 décembre 2020

Une femme d’une cinquantaine d’années dans une réunion familiale et amicale où elle ne connait pas beaucoup de monde. Elle est assez petite, ronde avec des cheveux longs, raides, épais et blancs qui font comme un casque tout autour de son visage. Elle a un visage rond, avec des yeux noirs profondément enfoncés. Elle est habillée avec des chaussures montantes fourrées brunes dont les derniers lacets sont restés ouverts. Dedans, est coincé un pantalon de jogging gris assez large. Elle porte ensuite un pull beige et une doudoune sans manche vert kaki. Elle détonne dans l’assemblée qui est habillée de manière très diverse et détendue mais avec soin. Elle est avenante et s’adresse avec facilité aux uns et aux autres et donc participe à de nombreuses conversations. Pourtant, on s’aperçoit qu’elle part assez vite de chaque groupe, va des uns aux autres et très souvent s’occupe du buffet, vérifie qu’il reste à manger, ou se retrouve près de son mari qui est aussi un peu à part. Les conversations sont autour des moments anciens partagés, les anecdotes fusent, les complicités reviennent, et vite on débat, on se moque, on rit, on s’invective, on s’engueule, on se réconcilie, on s’exclame. Même dans les conversations politiques, sur les temps que l’on vit, sur le dernier livre, sur la course du Vendée Globe, on parle par ellipses, on rit de l’incompréhensible, on produit de l’entre-soi. On ne s’en rend pas compte dans la joie des retrouvailles. On exclut.

2 décembre 2020

Une femme d’une soixantaine d’année assise sur un parapet le long d’un immeuble sur une place qui sert de parking. On voit d’abord ses jambes, l’une est posée au sol, l’autre pend dans le vide. Elle porte des ballerines noires classiques, ses jambes sont nues et au-dessus du genou, on aperçoit un legging rose fuchsia. En haut, elle porte un pull beige très ample, une écharpe violette entourée autour du cou et un bonnet marron enfoncé sur la tête. Son visage est comme gonflé et ses yeux noirs sont cachés par des lunettes de soleil, dont il manque un verre, alors que la nuit de ce jour gris tombe. A côté d’elle, posé sur le parapet, un sac « ikea » bleu rempli à ras-bord. On aperçoit, dépassant, des vêtements et une doudoune ou un duvet. Quand on passe, elle nous invective. Elle invective et insulte tous les passants qui ont un masque et les, très rares, qui n’en ont pas, elle les salue par un hurlement de contentement et en leur proposant un « coup à boire ». On voit alors qu’elle a une grande canette de bière à la main, et un pack ouvert qui a l’air d’être largement entamé derrière elle. Elle est à la fois joyeuse et en colère. Peu à peu, elle se met aussi à insulter ceux qui n’ont pas de masque car ils ne veulent pas venir boire avec elle. Quand on repasse, plus tard, elle est assise par terre contre le mur, elle dort appuyée sur son sac. Elle ne se rend même pas compte qu’il pleut. Une femme perdue. Encore une.

1 décembre 2020

Une très jeune femme d’une vingtaine d’années. Elle est est extrêmement jolie. Elle a de longs cheveux bruns bouclés avec des très légers reflets auburn. Son visage est en forme de cœur avec une fossette au menton, une bouche petite mais ourlée et des grands yeux bruns. Son teint est très pâle presque transparent mais on ne sait si c’est la fatigue ou son teint habituel. Elle n’est absolument pas maquillée ou apprêtée. Elle est très souriante et va des uns aux autres avec un grand naturel dans cette réunion de famille un peu particulière. On la sent fragile et on voit que ses amis la surveillent discrètement aussi. Souvent, malgré le soleil, elle attrape son ample manteau à carreaux et semble enfouir sa minceur dedans. Elle se met dans un fauteuil et semble somnoler un peu ce qui ne nous étonne pas car les jeunes gens se sont couchés très tard. On la perd des yeux. On la retrouve, les deux coudes sur une table en train de manger un énorme hamburger et plonger régulièrement la main dans un grand sachet de « potatoes ». Elle dévore littéralement. Puis elle va à la table des desserts et se sert d’une part énorme de « tiramisu » qu’elle mange immédiatement à grandes cuillerées gourmandes. On sent qu’elle se reconstitue, qu’elle retrouve des forces mais qu’elle mange avec un grand plaisir, une vraie gourmandise. Un appétit dévorant qui nous ravit.

30 novembre 2020

Un homme d’une trentaine d’années, il est le cuisinier d’un restaurant populaire sur la grande place d’un marché. Le restaurant, comme tous les autres, est fermé mais fait des plats traditionnels à emporter. Le cuisinier sort pour vous parler car vous voulez lui commander quelque chose de spécial. Il est grand, il a les cheveux recouverts d’une charlotte de papier qui fait penser à celle des hôpitaux, il a un tee-shirt gris, un jean, un grand tablier blanc maculé de tâches et des « crocs » vertes. Son visage est long avec des yeux bruns et vous remarquez qu’il ne porte pas de masque. Il veut vous emmener dans sa cuisine car il n’a plus de four et ne peut pas cuire votre commande. Vous tombez des nues. La cuisine de ce restaurant qui fait normalement beaucoup de couverts est minuscule et malcommode. Il voit votre étonnement, il est penaud et il s’excuse presque. Il vous explique comment il travaille dans cet espace réduit. Il est très fier de toutes ses trouvailles et son visage s’anime, il mime les gestes rapides du service. Il vous dit qu’heureusement qu’il peut quand même cuisiner parce que cela lui manque les gens, le coup de feu mais que là en plus son four l’a lâché. Il est presque au bord des larmes. Vous dites que vous ferez cuire vous-même votre commande, que ce n’est pas grave. Il vous sourit avec un sourire d’enfant soulagé et se remet à cuisiner immédiatement en vous oubliant instantanément.

28 novembre 2020

Une matinée grise avec quelques éclaircies en Provence. Une maison pas complètement neuve mais pas ancienne non plus, au bout d’une allée au fond du jardin. Le jardin n’en est pas vraiment un, il y a des arbres, des chênes verts, un olivier, un terrain de boules et sur le côté, une piscine fermée pour l’hiver. Il n’y a pas de fleurs et très peu de choses semblent avoir été plantées. Des voitures sont garées dans l’allée. Devant la maison, sur la terrasse, une cinquantaine de personnes sont réunies et regardent vers la maison. Elles sont toutes, ou presque, masquées. Certaines se tiennent la main, d’autres sont enlacées, d’autres sont debout, seules. Il y a une musique, classique, douce. On voit la photo d’un homme d’une cinquantaine d’années posée devant tous. De temps en temps, un homme ou une femme s’avance, se met à côté de la photo, prend le micro et dit quelques mots, certaines sont plus longs que d’autres, certains provoquent plus d’émotions que d’autres. Ils s’adressent d’abord à une femme qui se tient très droite avec ses trois enfants enlacés autour d’elle au premier rang. Parfois certains pleurent ou ont les larmes aux yeux. Parfois des rires parcourent cette drôle d’assemblée. On les regarde tous. Ils ont vieilli mais ils sont là. Il en manque un.

27 novembre 2020

Une homme debout sur une petite digue artificielle de quelques rochers qui entre dans la mer. Il est de dos face aux vagues. Il est chaudement habillé. Il porte une doudoune noire avec un col remonté, un pantalon de type “jogging” noir et des chaussures de marche en cuir marron. Il porte un bonnet en laine noir. Il est campé sur ses deux pieds et il pêche. De ses deux mains, il tient solidement une canne à pêche. Il ne bouge presque pas. Il donne juste de temps en temps un petit mouvement à sa canne et donc à sa ligne. Tout à coup, on le voit prendre sa canne d’une main et chercher fébrilement dans sa poche, en sortir un téléphone et répondre. De dos, sa figure est maintenant étrange avec une canne dans une main et de l’autre, son téléphone contre son oreille, comme le télescopage de deux mondes. Il commence à tirer sur sa ligne, puis de plus en plus, mais sa main est prise par le téléphone, il ne peut pas mouliner. Il essaie de tenir le téléphone entre son épaule et son oreille et commence à mouliner pour remonter un poisson. Le téléphone tombe entre les rochers, il regarde par terre et décide de choisir le poisson qu’il remonte doucement. Quand il le sort, il semble très content et le met dans un seau, puis il semble se rappeler de la chute de son téléphone. Il s’allonge sur un rocher et plonge une main entre deux pierres. Il semble chercher pendant un moment puis ressort son téléphone. Le nettoie, vérifie qu’il marche et le range. Il s’assied comme pour souffler. Il sort son téléphone et prend une photo du poisson dans le seau. Une réconciliation.

26 novembre 2020

Un homme qui aurait dû avoir soixante ans. On se rappelle des cheveux blonds devenus gris, du regard doux et attentionné, toujours chaleureux, du visage charpenté qui s’était enrobé, de la petite bouche se déformant en un sourire presque carré. Mais quand on pense à lui on entend d’abord son rire. Il riait souvent dans une gaieté qui n’était pas factice surtout quand il était entouré de ses amis. On avait compris que c’était le plus important pour lui, ses amis, leurs retrouvailles, leurs ripailles, leurs fêtes, leurs rituels, leurs parties de foot, leurs week-ends entre « potes » au ski, les vacances ensemble, les jours de l’an chez lui. Sa femme, ses enfants étaient son centre et ses amis étaient sa vie. Dès qu’il vous apercevait, il commençait à « galéjer » en souriant. Son rire était assez aigu, d’abord léger, comme un rire de connivence, un rire un peu retenu mais qui vous échappe et puis d’un coup partait en un éclat franc et juvénile qui vous emporte. Cela faisait partie de l’attention qu’il portait aux autres, il pouvait rire et vous regarder en même temps d’un œil affectueux s’il sentait que quelque chose n’allait pas. On voit les photos de lui et de ses amis de toujours, et d’un coup, il y a un trou. On ne sait pas comment ils vont faire. Que fait-on dans une équipe quand un joueur meurt ? Ils vont devoir apprendre à jouer à dix. Eux qui jouaient déjà si mal. On regarde la mer, on guette le son de son rire.

25 novembre 2020

Une femme qui doit avoir entre quarante et cinquante ans, c’est difficile de le voir. Elle est petite, menue et entièrement cachée dans une doudoune beige, très longue, avec des grosses côtes. On voit juste émerger ses pieds dans des boots noires à petits talons. Elle a des cheveux teints dans un blond très clair et coupés en un long carré avec une frange. Elle porte des larges lunettes de soleil de formes carrées et un masque bleu ce qui ne nous permet pas de voir son visage. Elle marche vers un petit camion blanc dont elle ferme très violemment la porte qui est sur le côté. On voit alors surgir à l’avant du camion la tête d’un caniche assis à la place du conducteur qui se penche pour regarder. La femme va ensuite vers l’arrière et ouvre vite la porte à doubles battants en grand, attrape un chariot de livraison rouge et l’installe devant l’ouverture. Elle monte ensuite dans le camion et en ressort avec un grand carton qui semble lourd, qu’elle met sur le chariot, va en chercher un autre, puis un autre. Elle referme très violemment les deux portes et part avec son diable extrêmement chargé et plus haut qu’elle. On sent qu’elle fait ça depuis longtemps et qu’elle a vraiment l’habitude de tous ces gestes. On la suit du regard. On pense aux « forts des halles », aux images anciennes de ceux qui portent les marchandises, caisses, cagettes empilées aux abords des marchés. Les costauds et une costaude.

24 novembre 2020

Un homme jeune qui conduit une petite voiture banale. Il fait beau, la vitre de sa portière est entièrement baissée et il a un bras replié posé sur la fenêtre. Sur le coude, enfilé dans le bras, son masque bleu. Il est châtain, des cheveux courts, un visage ovale avec une assez grande bouche. On ne distingue pas le haut de son visage car il porte des lunettes de soleil qui en mangent tout le haut. Il est habillé d’une chemise bleu clair, le col ouvert et les manches retroussées assez haut. Une musique sort de la voiture mais elle n’est pas forte, on ne reconnaît pas ce que c’est mais on pense à du rap américain. Il attend tranquillement à un long feu rouge dans la voiture juste à côté de nous. On met du temps à comprendre ce qui attire notre attention. Une cigarette. Il a, suspendue à ses lèvres, une cigarette allumée qui fume sans être tenue par une main. Cette image nous surprend. Pourtant on l’a vue et revue très souvent notamment quand des fumeurs sont au volant mais elle est devenue tellement rare qu’elle nous saisit et qu’on pense non pas à ces scènes vues mais à des images de cinéma, à Belmondo nonchalamment accoudé à la fenêtre ouverte de sa belle voiture, la clope au bec. On pense que ce jeune homme n’a rien de cela dans la tête mais malgré lui, il rejoue la scène. La musique, le soleil, les lunettes, la pose, la fumée de la cigarette, la manière dont elle tient entre les lèvres et penche à peine, tout y est. On essaie, un instant, d’oublier le rectangle bleu du masque pour que le glamour et une pointe de nostalgie reviennent.

23 novembre 2020

Un homme assis sur des rochers qui forment une petite digue artificielle qui entre dans la mer. Il est assez jeune, une trentaine d’années, peut-être. Il a des cheveux bruns, courts et on ne voit pas son visage. Il porte des chaussures de marche en cuir gris, on distingue des chaussettes beiges puis un pantalon gris foncé en toile. Il est ensuite habillé d’une chemisette noire avec des motifs jaunes et d’une doudoune sans manches grise. Il a gardé son sac à dos dont on voit les deux bretelles sur ses épaules. Au poignet, il porte une montre et son masque bleu. Sa tête est penchée en permanence sur son téléphone portable. Il ne regarde rien, ni la mer, ni la plage, ni la ville. Il ne bouge quasiment pas et observe son portable sans téléphoner, sans parler, sans jouer, comme s’il visionnait une vidéo ou un film. Tout à coup, il range son téléphone dans la poche de son pantalon, se lève, rajuste sac à dos et part. On remarque alors que que la femme qui était en maillot de bain pas loin de lui, sur la plage, s’est rhabillée et s’en va. Il la suit. Quand elle s’arrête, on pense qu’elle l’attend et qu’ils sont venus ensemble mais non, il la dépasse un peu gêné, elle a le visage tendu et attend un moment, puis reprend sa marche. On ne sait s’il a voulu la suivre ou si c’est un hasard. Mais jamais tout ce temps, il ne l’a regardée ou n’a essayé d’engager la conversation. Il n’a rien vu ni rien regardé, peut-être que d’être là, pas si loin des autres, avec le bruit de la mer lui suffit.

21 novembre 2020

Une femme d’une soixantaine d’années ou peut-être plus sur un marché. Elle boit un café debout dans un gobelet en plastique et parle avec une autre femme. D’une main, elle tient son café, de l’autre une cigarette roulée. Elle est assez petite et très mince. Elle est chaussée de baskets à talons compensés en cuir brun avec des lacets dorés. On entraperçoit des chaussettes d’un rose argenté puis elle porte un pantalon de type sarouel en un tissu fluide entièrement doré. En haut, elle a un tee-shirt avec des manches ou un pull léger brun et par dessus un paletot en fausse fourrure rousse aux longs poils. Elle a des nombreux bijoux et notamment des colliers dorés de toutes tailles autour du cou et de grandes boucles d’oreilles qui sont comme des mutliples chaines qui descendent le long de son cou. Elle a une coupe au carré très stricte avec une frange coupée au cordeau, ses cheveux sont orange et nous font penser à la couleur du henné. Son visage est bronzé sans maquillage, la bouche petite, le nez pointu et les yeux très bruns. Elle parle avec beaucoup d’expressivité en faisant de grands gestes. On peut voir son visage car elle a son masque sur le menton. Elle se tient très droite avec un maintien qui évoque celui des danseuses. Sa forte présence dans l’espace et la manière dont elle est habillée font qu’on la remarque et qu’on pense immédiatement en la regardant qu’elle a fait de la scène, une actrice ou une circassienne. En tous les cas, c’est que qu’elle veut que l’on pense. C’est très réussi.

20 novembre 2020

Une femme d’une quarantaine d’années sur la plage de galets. Nous sommes en plein hiver mais elle est en maillot de bain comme quelques autres disséminés tout le long de la mer. Elle porte un maillot deux-pièces vert et a coiffé ses cheveux longs et orange d’un grand chignon au sommet de sa tête. Assise, elle lit un livre posé sur le sol. Elle est installée sur une serviette orange et à côté d’elle, il y a un sac à dos noir assez volumineux. On pense qu’elle est une habituée qui vient tous les jours de soleil se baigner comme il y en beaucoup dans cette ville au doux climat. A un moment donné, elle se lève et se rhabille directement sur son maillot avec un legging gris, un haut assez large avec un grand dessin rouge et noir japonisant représentant des pins et une montagne. Elle range ses affaires dans son sac, met un blouson assez grand et long, très fin, de couleur mauve avec des bandes roses aux épaules. Elle enfile son sac à dos et part. De tous ceux qui sont sur la plage, elle est la seule qui n’a pas consulté son téléphone portable. En partant, on voit son visage se durcir. L’homme qui était sur la petite jetée, pas très loin d’elle, et qui lui n’a pas quitté son téléphone des yeux, se lève aussi et la suit. C’est peut-être un hasard mais cela ne lui plaît pas. Elle s’arrête et attend qu’il la dépasse. Elle veut être seule et le lui montre.

19 novembre 2020

Un couple de personnes âgées à la caisse d’un magasin Bio. Il est dans un fauteuil roulant. Il est habillé d’un jean, d’un pull bleu foncé et de chaussures en cuir marron. Sur ses genoux, il tient un sac de femme en cuir marron assez grand. Il est très souriant avec un visage rond et des yeux très bleus. Elle est assez grande, mince et est vêtue d’un pantalon beige de type « chino », d’un chemisier rose et d’un gilet beige aussi. Elle a des bottines en cuir naturel aux pieds. Ses cheveux gris sont en chignon. Elle a un beau visage avec des grands yeux en amande qui nous semblent gris derrière des lunettes. Elle tient à la main un sac en tissu et range les courses dans le sac, puis se tourne vers lui, cherche son porte monnaie dans le sac qu’il a sur les genoux et paie. Elle range son porte monnaie dans le sac qu’elle pousse un peu, puis elle pose sur les genoux de son mari, le sac de courses. Il ouvre les bras de manière grandiloquente et sur le ton de la plaisanterie, dit : « en fait, c’est pratique, non ? »  prenant à témoin le caissier pendant qu’elle rit doucement en secouant la tête. Le caissier semble très embêté et ne sait s’il doit rire ou faire comme si de rien n’était, il choisit de sourire poliment. Elle regarde son mari avec une infinie tendresse, et lui sourit. Il tourne les roues de son fauteuil, elle prend les poignées et le pousse. Ils partent. Ensemble.

18 novembre 2020

Sur le grand trottoir de la promenade du bord de mer, on voit une poussette noire, seule, proche de la rambarde. On regarde donc un peu en contrebas et on voit une jeune femme assise en tailleur et un très jeune enfant, presque encore un bébé, allongé sur le dos. Il est complètement à plat, bras et jambes écartés avec un foulard rose sur le visage que l’on ne distingue donc pas. Il est posé à l’endroit de la plage où il y a des tous petits galets. A côté, la jeune femme roule une cigarette, l’allume et se penche sur son téléphone. On comprend que ce bébé s’est endormi dans sa poussette et, comme les chaises et les bancs pour s’asseoir ont été enlevés, sa mère ou sa nounou a préféré s’arrêter et lui laisser faire sa sieste. Pourtant quelque chose nous retient comme le souvenir d’une image triste. Le corps de l’enfant semble comme abandonné, presqu’échoué. On pense que c’est parce qu’il est posé là sans sa poussette, sans couverture, sans serviette, le corps directement sur les petits galets. On regarde un moment l’enfant, son doudou sur le visage, et on ne sait ce qu’on guette mais on ne s’en va qu’après l’avoir vu bouger et que sa mère ou sa nounou, le regarde, se lève, lui remette son doudou, et se réinstalle tranquillement. Comme si on attendait qu’une image de douceur vienne effacer le souvenir diffus et poignant qui nous a assailli.

17 novembre 2020

Une enfant de deux ans assise sur ses pieds qui regarde avec une attention extrême une fleur, un pissenlit. Elle est dans un grand jardin public et au bord de la pelouse, elle a vu la fleur jaune. Elle est habillée d’une large salopette en jean, de chaussures en cuir rouge montantes et d’un manteau en velours côtelé beige, doublé d’un tissu au motif fleuri. Le manteau est ouvert et on voit qu’elle porte une cagoule qui a été baissée et qui lui entoure le cou. Elle est brune avec une frange et un carré sous les oreilles. Le visage est encore très rond avec un menton déjà dessiné, un nez fin, une petite bouche et des grands yeux bruns presque noirs. Elle ne bouge pas et regarde la fleur, puis la touche lentement. Elle est très sérieuse. Elle cherche visiblement à comprendre. Elle regarde autour, ne voit pas d’autre fleur, elle la touche à nouveau. Elle doit hésiter à la cueillir. Elle réfléchit et se met à regarder au loin avec ses grands grands yeux bruns qui deviennent à la fois intenses et presque rêveurs. On se dit qu’elle a, à ce moment-là, le visage et le regard qu’elle aura plus tard, quelque chose de presqu’absent à force de concentration et de réflexion. Comme quand elle emboite des choses avec précision ou comme quand elle fera des puzzles avec passion. Elle est encore une toute jeune enfant et on pressent tout cela, on la voit quand elle aura trente ans.

16 novembre 2020

Une dame d’une cinquantaine d’années qui se promène au bord de la mer. Elle est assez petite, avec les cheveux d’un noir de jais assez courts et frisés. Elle est habillée d’un jean Levi’s serré, d’un tee-shirt à manches longues noir et d’une doudoune, sans manches, noire et brillante. Elle a une assez longue écharpe fine, rose avec des motifs floraux très pâles, nouée sur le devant. Aux pieds, elle porte des hautes baskets blanches. On voit peu son visage avec le large masque noir et les grandes lunettes de soleil. On l’entend parler et on pense qu’elle dialogue avec la jeune femme qui marche avec elle, pourtant elle dit « allez, les filles, vous êtes un peu fatiguée, hein ? On va faire demi-tour ». On voit alors qu’elle parle à deux petits chiens qu’elle tient en laisse. Ce sont deux tout petits chiens de couleur sable, avec une tête un peu écrasée et des grands yeux presque globuleux. Pendant toute la promenade, elle parlera sans cesse à « ses filles » et ne parlera que d’elles à l’autre personne notamment pour dire « ce sont des chihuahuas, elles ont très mauvais caractère». On comprend qu’elle utilise cette heure de promenade pour ses chiennes qui, comme elle l’explique, « ont besoin de se dégourdir les pattes » et qui « adorent l’air de la mer mais ne supportent pas de marcher dans les galets ». On ne sait si la jeune femme qui l’accompagne aime les chiens et pose des questions à leur propos car elle parle très doucement. On a l’impression qu’elles ne se connaissent pas bien et que les chiens leur ont permis de faire connaissance. On regarde les deux « filles » qui trottinent indifférentes et se mettent à sentir fiévreusement les pieds d’un banc et tirent sur leur laisse. Comme tous les chiens.

15 novembre 2020

Les bruits dans le chemin sont plus nombreux, les voix dans les jardins nous parviennent, la ville est un peu adoucie. C’est dimanche. Alors, comme il faut bien que quelque chose vienne rythmer les jours et les semaines, le dimanche, il n’y aura pas de description. Un rituel inversé, une scansion par le silence.

14 novembre 2020

Une vieille dame qui s’appuie sur une moto rouge. La vision est très étrange et nous saisit au bas du chemin qui longe notre maison. Une moto sportive rouge y est souvent garée devant un petit portail toujours fermé. Derrière le portail des escaliers doivent mener à une maison. La vieille dame, que l’on avait jamais vue, est appuyée sur la moto avec beaucoup d’assurance, son torse au niveau de la selle et elle a un bras appuyé sur le haut réservoir. De l’autre côté, elle a posé son sac à main sur l’arrière de la selle et de sa main, tient une longue canne. Elle est habillée pour sortir et, malgré la douceur du printemps, elle a un manteau bleu clair boutonné, un foulard, qui est peut-être en soie, bleu foncé noué autour du cou et rentré dans l’encolure du manteau. Aux pieds, elle a de courtes bottines dont on peut se demander si elle ne sont pas fourrées. Elle est assez menue, elle a les cheveux courts et une mise en plis en petites boucles. Le petit portail est ouvert et on comprend qu’elle a dû descendre de sa maison par là et qu’elle doit attendre quelqu’un ou qu’une voiture passe la prendre, fatiguée, elle s’appuie sur la moto. Le rouge très vif, la brillance du métal et le design affuté viennent heurter la douceur un peu passée de la vieille dame. Pourtant, elle semble très à l’aise et même assez contente semble-t-il. On se dit que peut-être elle aime les motos, qu’elle en a fait beaucoup, qu’elle est une passionnée de courses. On pressent une assurance ancienne dans sa manière d’être adossée au bolide, une liberté, qui nous ravit.

13 novembre 2020

Une famille dans le chemin qui longe votre maison. Ils sont cinq, les parents et trois garçons. On les entend avant de les voir. Les jeunes garçons semblent se courir après, on perçoit leurs rires, leurs cris et ils dévalent la pente. Les parents marchent d’un bon pas. On entend le père dire « il faudrait qu’on les appelle, on le les voit plus, il y a la route en bas ». Elle ne répond pas, peut-être acquiesce-t-elle d’un geste car il crie « les enfants, les enfants, venez ». Ils répondent « oui » en chœur et remontent la route toujours en courant et en s’attrapant. Ils arrivent à la hauteur de leurs parents essoufflés. On les découvre à ce moment-là. Les trois garçons sont tous les trois habillés pareil d’un jean et d’un tee-shirt à manches longues bleu, ils sont une doudoune légère nouée autour de la taille bleu marine et des baskets. Ils doivent avoir environ cinq, huit et dix ans. Les parents sont habillés simplement de jean, elle a un chemisier blanc assez large et lui un tee-shirt blanc. A leur pieds les mêmes baskets blanches, lui portant un léger sac à dos. Elle tient à la main quelques fleurs ramassées plus haut sur le bord du chemin. Ils sont étonnants d’harmonie et même un peu inquiétants. On pense aux images publicitaires avec des familles parfaites en train de gambader dans les champs pour nous vendre de la lessive ou des céréales de petit-déjeuner. Ce qui rend la scène différente est qu’ils sont tous masqués. Mais tous les masques sont “faits maison” en tissu bleu clair. Cela nous fait sourire de voir que la volonté d’un accord coloré pastel va jusque-là. Ils sont réunis devant notre portail et les enfants boivent de l’eau à la bouteille. Ils discutent posément un moment et décident de prendre le petit chemin qui part sur la droite. Dès la décision prise, on voit les enfants courir en poussant des hurlements. On les entend à nouveau rire et crier. Cela nous rassure.

12 novembre 2020

Un homme déjà âgé. Il semble grand car il est très maigre. Il est habillé d’un jean Levi’s classique assez neuf et d’un pull marine à col en V sur un tee-shirt blanc. Au pied, des chaussures en cuir naturel de style anglais. Il est à la fois cool et élégant et porte bien une certaine nonchalance. Au bout de ce corps comme une tige frêle, une tête assez longue avec un menton fort, deux yeux bruns et une touffe de cheveux étrange. Ils sont frisés, avec une couleur châtain un peu indéfinie, et certainement teints,étant donné son âge, et leur longueur cache qu’ils sont clairsemés. On a le sentiment à le voir que c’est un grand timide qui bouge avec maladresse. Autour de lui on s’empresse pour l’aider, lui expliquer comment ça marche zoom, instagram, facebook pour qu’il puisse chanter. On le sent mal à l’aise mais en même temps dans ses gestes flous, on perçoit des gestes décidés, la guitare, le micro, le coup d’œil aux autres musiciens, le regard dans la caméra, tout d’un grand professionnel. On ne sait si cet air empêtré est celui qui se donne pour coller à son image ou bien si c’est vraiment comme cela qu’il bouge et que ce n’est que dans son métier qu’il sait se débrouiller avec le réel. On se dit que face à ces images déversées chez nous qui voudraient nous montrer du vrai, on ne sait plus du tout comment regarder ce que l’on voit. Même si on est sensé surprendre cet homme public chez lui, tout est pensé et tout a été évidemment minutieusement préparé. Heureusement qu’il se met à chanter car on a failli s’échapper pour ne plus regarder une image faussée dans une fausse situation.

11 novembre 2020

C’est d’abord un bruit. On ne l’entend que la journée, il est assez proche derrière la première rangée d’arbres. Au début, quand on est arrivée, on n’y a pas prêté attention puis quand on a cherché ce que ça pouvait être, on a vite compris. Poc, poc, poc, poc, poc, parfois pendant très longtemps. On a associé le bruit aux cours de tennis universitaires en contrebas. On a pris l’habitude d’écouter. On arrive maintenant à faire la différence entre les entraînements et les matchs. Lors des entraînements, les échanges sont très longs, parfois nous semblent infinis. Alors que lors de matchs, les échanges sont courts et ponctués de cris ; des cris d’efforts, des cris de dépits, des injures, des exclamations arrivent jusqu’à nous comme une manière d’humaniser le tempo abstrait du poc. On finit par reconnaître certains joueurs réguliers. Il y a une jeune femme qui pousse un grand cri à chaque coup que l’on a surnommée Monica Seles, il y a un homme qui chaque fois qu’il perd un point lance un tonitruant “et, merde”, il y a deux hommes qui jouent souvent l’un contre l’autre et qui se parlent, qui rient, il y a un jeune homme qui dit “oh, non”  en appuyant longuement sur le on et tous les cris de joie quand ils gagnent. Et puis il y a l’entraîneur, on l’entend peu mais parfois, il dit “mais, non” sonore et sec. On entend parfois même, quand le vent est favorable, la différence entre les coups suivant comment est frappée la balle. Savoir la présence des joueurs que l’on imagine courant, suant, à deux pas de nous, nous suffit. On n’a jamais eu envie d’aller voir, on préfère rester dans la distance avec le bruit comme un métronome qui scande doucement nos journées.

10 novembre 2020

Une très vieille dame qui se promène dans le marché des antiquaires. Elle est chaussée de baskets montantes, compensées, avec des décorations dorées et des lacets rose vif. Elle est ensuite habillée d’un pantalon moulant ou d’un legging léopard et d’un haut large, en un tissu souple, avec des motifs floraux de toutes les couleurs. Elle est coiffée d’un chapeau très large qui fait penser à une capeline rouge avec un ruban noir. Elle n’est pas grande, voutée et doit être assez maigre car, même s’il est très serré, son pantalon flotte un peu. Elle marche lentement et fait le marché sérieusement, se penche, regarde tout et très souvent parle avec les marchands dont certains semblent bien la connaître. Sa tenue extravagante fait se retourner les gens mais elle n’a pas l’air du tout de s’en apercevoir. On la perd de vue. On est étonné de la retrouver presqu’à la fin du marché qui est pourtant grand. Elle n’a rien acheté. On pense qu’elle aussi fragile que ce qui est exposé et avec amusement, on se dit qu’elle est certainement aussi vieille que certains objets. D’ailleurs, elle regarde des objets qui ne sont pas les plus beaux, les plus anciens, mais plutôt des objets du quotidien, des pots, des assiettes, des tissus, des nappes, des chemises blanches brodées. On se demande si elle ne vient pas là pour retrouver chaque semaine des choses de son passé auquel elle rend hommage dans ses beaux habits chamarrés.

9 novembre 2020

Un homme d’une cinquantaine d’années dans un magasin qui fabrique et vend des sandales depuis de longues années dans le centre d’une petite ville très touristique. La boutique est jolie et élégante et met en évidence le savoir faire ancien de cette marque en ayant une baie vitrée qui donne sur les ateliers où des gens travaillent le cuir. Il est habillée d’un pantalon brun à pinces, en coton léger, d’une chemisette blanche repassée et est, bien entendu, chaussé de sandales en cuir naturel de la marque. Il est masqué mais on voit quand même à ses yeux et les rides de son front, au ton de sa voix haut perchée, qu’il veut montrer qu’il est le chef de la boutique et que les deux jeunes femmes sont ses assistantes. Quand on arrive, habillée simplement, le vendeur nous regarde à peine et se consacre aux deux clientes déjà présentes qui font sortir des dizaines de sandales. Une des deux jeunes femmes s’approchent de nous. Quand il comprend que nous ne sommes pas là pour visiter la boutique mais pour acheter des sandales, il se précipite vers nous, fait un petit signe à la jeune femme qui s’efface. Il nous dit « vous avez vos mesures pour la maison ? » avec un ton hautain. Il prend vos mesures et vous apporte des sandales comme s’il vous rendait un service. Vous vous demandez comment il fait s’il porte le mépris en bandoulière au quotidien alors qu’il fait juste son métier. On se dit qu’il aurait voulu autre chose, qu’il a rêvé d’un ailleurs et qu’il ne peut empêcher cette amertume de teinter toutes les jolies chaussures.

8 novembre 2020

Une femme d’un certain âge dans les rues d’une grande ville, elle doit avoir au moins soixante ans. Elle est assez petite et menue. Ses cheveux sont longs, très noirs avec les pointes rouges vifs. Elle porte une chemise légère dont on s’aperçoit qu’elle est faite de deux grands foulards noirs avec des motifs rouges. Les deux foulards sont juste noués sur les épaules et tenus par une ceinture en cuir ou simili cuir assez épaisse et noire à la taille. Quand elle marche, on entraperçoit son buste sous les bras et on voit qu’elle est nue dessous. Un legging noir troué volontairement par des scarifications horizontales sur les cuisses et les genoux complète sa tenue. Aux pieds, elle a des baskets à talons compensés noires. Elle marche dans la rue comme si elle défilait sous le regard des gens attablés aux terrasses des cafés. On ne sait si elle cherche à être provocante ou si elle a juste envie d’être regardée. Elle ne semble pas du tout ressentir les moqueries de certains dites à mi-voix. On voit que sa démarche que l’on croyait volontairement lente, est en fait lourde et que son corps pourtant mince est comme tassé. Elle traîne ses énormes baskets et à chaque pas oscille dedans. On pense au « culbuto ». Elle semble, en réalité, assez indifférente aux regards sur elle comme si l’attention portée à sa tenue tenait plus de la survie, de la volonté de ne pas dériver. De lutter contre une défaite. Chaque pas comme un baroud d’honneur.

7 novembre 2020

Un petit palmier, mais haut, tout droit. Après avoir beaucoup cherché pour essayer de savoir s’il était un palmier de Washington, du Mexique ou un chamaerops, il semblerait que ce soit un palmier de Chine « rustique et dont très courant en Occident ». Il a un très long tronc, fin et les palmes forment comme un plumeau perché au sommet. Il est en bordure d’une planche dans un jardin et il se détache donc tout seul sur le paysage. A son pied, une plante assez basse, laissant toute sa hauteur se déployer seule. Il contraste avec le reste du jardin plutôt dense. Quand on le regarde, il fait un peu de peine, il frise le ridicule. On ne peut jamais le voir sans l’arrière plan de la maison, ou de la colline et ses constructions ou devant le ville et la mer, suivant le point de vue. Evidemment, c’est quand il est devant l’arc presque parfait de la baie et la mer qu’il est le plus beau, qu’on comprend qu’il ait été planté là. Mais ses proportions et son isolement en font un arbre un peu dégingandé, comme un adolescent trop vite poussé. Il a un camarade sur la colline d’en face qui est exactement dans la même position mais encore plus haut et qui se détache donc seul sur la ligne de crête. Quand il y a du vent, ses branches craquent et se frottent entre elles avec un bruit très caractéristique, comme un crissement qui évoque un doux bruit de batterie ou un criquet. C’est ce son qu’on attend chaque matin quand le vent souffle, ce son presque animal, entre exotisme et familiarité qui fait que cet arbre bruissant se déploie et trouve sa place.

6 novembre 2020

Une jeune femme dans le chemin devant chez vous. Elle est habillée d’une doudoune grise, courte et légère sur un haut blanc, d’un pantalon beige serré aux chevilles et de baskets blanches à lacets. Elle est coiffée d’une courte queue de cheval, et porte des petites lunettes sur un visage plutôt rond avec une fossette au menton. Elle ne court pas mais marche à vive allure dans la descente. Elle a à la main une laisse de cuir brun. On ne voit pas de chien aux alentours. Elle s’arrête et siffle à plusieurs reprises puis en soufflant, remonte la rue toujours en sifflant. Elle vous salue et continue. Elle doit remonter presque toute le chemin. Elle finit par appeler « allez, Pepsi, viens, Pepsi ». Tout à coup, un chien blanc qui ressemble à un chien loup mais plus fin, surgit comme s’il s’était caché derrière un mur, il la regarde, aboie, et file en courant dans le chemin qui descend. Elle dit « mais non, Pepsi », le chien s’arrête, la regarde, et repart. On dirait vraiment qu’il lui fait des blagues et qu’il joue à cache cache ou à trap-trap. Elle repasse en courant devant vous et en riant, elle vous redit bonjour et elle continue en criant « Pepsi, si tu continues, je ne joue plus ». Cette phrase vous ramène dans les cours de récréation à ceux qui chaque fois qu’ils perdaient, qu’ils étaient le « chat » , décidaient de ne plus jouer ou de changer les règles du jeu. Un parfum de l’enfance qui remonte dans le silence de la ville.

5 novembre 2020

Une voix amie au téléphone. Vous ne vous connaissez pas depuis longtemps, vous vous êtes rencontrées dans votre milieu professionnel commun et vous avez tout de suite sympathisé. Peu à peu vous êtes devenues alliées, puis copines et enfin amies. Vous ne travaillez plus ensemble mais vous continuez à vous appeler de temps en temps. A peine les premiers mots banals échangés, elle commence à parler à toute vitesse sans reprendre son souffle et vous assomme de récits détaillés de son quotidien de travail qui a été le vôtre, mais qui ne l’est plus. Vous avez du mal à suivre mais vous essayez vaillamment. Elle raconte les luttes autour de son poste et de ses fonctions dont elle doit bien avouer que cela ne va pas si bien. Vous vous rendez compte que toutes ses phrases commencent par « comme je l’avais dit ». Elle est sans cesse en train d’essayer d’affirmer à tout prix qu’elle avait prévu, anticipé, annoncé, qu’elle n’a pas été écoutée, qu’elle savait. Quand elle se met à parler de tout cela et de plus en plus vite, sans que vous ne disiez un mot, sa voix déjà très aigüe, monte encore. Vous avez le sentiment qu’elle s’énerve toute seule comme si votre présence muette l’obligeait à se justifier alors que vous ne lui demandez rien sinon comment elle va. Justement. Vous vous apercevez qu’elle n’a pas dit un mot d’elle en réalité. De ce que vous savez de sa solitude. Elle parle, elle meuble, elle joue la montre, pour ne pas vous répondre, pour ne pas dire. Pour elle, ce serait comme un aveu, et elle ne veut pas. Vous êtes inquiète.

4 novembre 2020

Un homme avec un tee-shirt blanc, un long tablier bleu plastifié et des haute bottes en caoutchouc se tient devant son petit étal de poisson. Il est seul sur le parking d’une jardinerie dans les collines au dessus de la ville, il est près de son petit camion frigorifique et s’abrite sous un parasol rond, assis sur une chaise. Quand vous vous approchez, il se lève, vous lui demandez d’où vient le poisson. Il répond précisément et tous les poissons viennent de l’Atlantique alors que vous êtes au bord de la Méditerranée. Vous vous étonnez et vous pensez au poissonnier dans Astérix dont le poisson ne vient que de Lutèce en char. Il vous répond qu’il a aussi un étal dans le grand marché du centre ville que sa femme tient et que là, ils ont tout le poisson de pêche locale pour les connaisseurs. Il dit qu’ici les gens s’arrêtent rapidement et prennent du poisson facile à cuire et à manger, c’est pour cela qu’il a beaucoup de poisson blanc en filets. Il a l’air un peu triste en regardant son étal, il préférerait certainement être dans la vie bruyante du grand marché. Mais il raconte qu’il a de nombreux habitués qui n’iraient jamais dans le centre ville et qu’au moins ceux-là ne vont pas acheter leur poisson au supermarché. Cela le rend joyeux de vous dire cela. Vous lui achetez du poisson.

3 novembre 2020

Une voix amie au téléphone. Une amitié très ancienne qui s’est peu à peu défaite mais qui perdure d’anniversaire en fête. La conversation démarre en se racontant où on en est, ce qu’on fait en reconstruisant les parcours de chacune, le travail, où en sont les enfants, les choix de vie tellement différents de l’une et l’autre. Comme si vous étiez autour d’un café, vous vous connaissez assez bien pour que peu à peu la distance disparaisse comme si vous vous étiez quitté il y a peu. Pourtant à un moment, quand elle dit « oui et comme tu l’as dit », vous vous rendez compte que non, ce n’est pas ce que vous avez dit. Alors vous la reprenez et reprécisez votre pensée et elle continue comme si vous n’aviez rien ajouté. Peu à peu, à petits coups de distorsion de ce que vous avez dit, de ce que vous avez vécu, de ce que vous auriez pu penser, vous vous rendez compte que la conversation est complètement chaotique. De plus en plus, elle se met à surinterpréter tout ce que vous avez dit et à partir de là, à tenir une discours incohérent entre la divagation et des affirmations autoritaires presque délirantes. Vous ne parlez plus. Vous essayez que votre silence empêche son soliloque de se nourrir de vos mots. Vous écoutez cette dérive et vous pensez à sa solitude. Vous êtes inquiète.

2 novembre 2020

Deux femmes à la table d’un restaurant. La première, blonde, ronde, avec une robe assez large et fleurie, est restée longtemps seule à l’attendre en téléphonant. Quand la deuxième arrive, elle-même est au téléphone et s’affale sur sa chaise tout en parlant. Quand elles ont fini tous les deux, la nouvelle venue, brune, en tailleur noir avec une chemise blanche au décolleté vertigineux, s’excuse et raconte par le menu à l’autre tout ce qui lui est arrivé et qui a généré son retard. L’autre écoute poliment. La brune parle beaucoup et prend la carte. L’autre, qui avait déjà regardé, dit qu’elle va prendre le poulpe. La nouvelle venue s’exclame qu’elle a horreur de ça, que prendre un plat, le midi, c’est de la folie, en plus avec une garniture de pommes de terre et qu’elle, elle va prendre un poisson. Pendant qu’elles attendent leur plat, la blonde explique qu’elle a du diabète à l’autre qui, immédiatement, répond qu’elle connait un médecin qui est spécialiste du diabète et qu’elle l’appelle tout de suite. La femme blonde l’arrête et lui dit qu’elle est soignée à l’hôpital et que tout va bien. La femme brune ne s’arrête plus de lui donner des conseils, de lui donner des noms de plantes, de lui affirmer qu’elle doit absolument changer de mode de vie, et même de vie. L’autre écoute patiemment et est très soulagée quand elle voit arriver les plats. Le plat de poisson est énorme mais le femme blonde l’attaque vaillamment comme si de rien n’était et continue sa litanie de conseils. A un moment donné, elle demande « je peux ?» et commence à piquer des pommes de terre dans le plat de poulpe de son amie. Celle-ci éclate de rire et, dans son fou rire, dit « je t’en prie ».

1 novembre 2020

Une jeune femme et son compagnon sont assis à une petite table d’un restaurant en compagnie d’une jeune femme anglaise entourée de valises. Ce restaurant est au bord de la mer et la jeune femme est assise face à la vue, son compagnon et la jeune anglaise sont face à face et doivent donc tourner la tête pour voir la mer. La jeune femme se tourne souvent vers la jeune anglaise et lui commente la vue incroyable. On comprend que la jeune anglaise vient d’arriver de l’aéroport et que c’est la première fois qu’elle vient dans cette ville. La conversation se fait en anglais mais la jeune anglaise parle peu, elle a l’air fatiguée, le couple parle avec animation et l’oublie parfois. Celle-ci de temps en temps, presque subrepticement, se tourne vers la mer et la regarde une main devant les yeux. Quand elle va aux toilettes, la jeune femme dit à sa compagnon qu’elle ne comprend pas, qu’elle a l’impression que leur amie n’a pas l’air d’être contente d’être là. Son compagnon rit et lui répond que leur amie s’est levée à quatre heures du matin et que si elle voulait que leur amie profite de la vue, elle aurait pu lui laisser la place face à la mer plutôt que de se précipiter dessus. Elle sait qu’elle aurait dû faire cela mais elle n’a pas pu s’en empêcher, elle n’aime pas qu’on le lui dise. Elle plonge le nez dans son assiette et n’ouvre plus la bouche. Elle se dit que la prochaine fois, elle fera attention. Elle-même n’y croit certainement pas mais, du coup, elle redresse la tête et décide de jouir de la vue quand même, pendant que les deux autres se dévissent la tête. Tant qu’à faire autant en profiter.

31 octobre 2020

Un couple avec une petite fille sont assis à la table d’une buvette dans un parc de la ville. Ils sont assez jeunes, habillés simplement. La petite fille doit avoir six ans, elle est de dos, on voit juste ses pieds qui se balancent dans ses baskets blanches et son gilet rose. Autour des enfants font du manège, des gens passent en courant, des couples boivent des cafés, des amis se retrouvent, des petites filles jouent à la dînette avec de la boue, un homme seul lit. Leur table est petite en plastique vert, et sur cette table carrée, ils jouent aux dominos. Leurs consommations sont poussées sur le côté et ils sont en plein dans leur partie. La petite fille est très concentrée et s’agace quand ses parents parlent d’autres choses ou sont distraits par ce qui se passe aux alentours. Ils sont installés là, comme s’ils étaient chez eux mais sous les oliviers et les pieds dans l’herbe. Quand on les voit, on pense aux parcs en Chine avec les couples qui dansent, les joueurs de dominos et de mahjong et les hommes qui font chanter leur criquet. Ces gens occupant pleinement les jardins publics qui deviennent comme une grande pièce commune. Cette manière de s’installer et de se côtoyer ici et là-bas, nous donne de la joie et un peu de courage.

30 octobre 2020

Un homme qui doit avoir une soixantaine d’années. Cela fait des années qu’on le voit dans notre téléviseur. On sait qu’il est très grand, plutôt costaud avec parfois un embonpoint, il a un visage long, avec un grand sourire, un nez droit, des yeux très bleus et les cheveux blancs en arrière sur un grand front. Il est souvent habillé en « casual » chic. Il montre des maisons, des meubles, des objets en un temps donné avec l’objectif avoué de valoriser le travail de ceux qui ont été choisis. Pour cela, il est terriblement maladroit. On le voit face à un jeune ébéniste qui montre avec simplicité ce qu’il fait et il lui dit avec un enthousiasme surjoué « mais, alors vous êtes un créateur, un artiste !» et le jeune homme lui répond que « non, pas du tout », qu’il est un artisan et qu’être artiste, c’est autre chose et que lui, il a justement choisi d’être un artisan. Il reste un moment ébahi. Cet homme n’ait pas encore compris qu’en voulant donner à toute force à tous le titre d’artiste, il dévalorise les métiers, les gestes, les savoirs et les choix de ceux qu’il semble défendre, comme si ce qu’ils sont n’était pas suffisant. On se demande si en faisant cela, il ne veut pas s’inventer en découvreur d’art et d’artistes, ne se satisfaisant pas de cette manière simple de faire des belles choses et voulant donner un autre statut à l’émission qu’il présente. Personne ne semble lui dire qu’il se trompe.

29 octobre 2020

Un homme assis à son bureau. On voit qu’il est jeune, très jeune même malgré son masque et sa blouse blanche. Il est d’un blond presque blanc et a des yeux verts, c’est quasiment tout ce qu’on voit de lui. Il vous demande de vous assoir, de dire ce qui vous amène et vous écoute. Très vite, il soupire en disant que ce qui a été fait avant lui a été mal fait, qu’il ne comprend pas qu’on continue à faire comme cela, que c’est dépassé. Il ne regarde même pas vos anciennes analyses et images médicales. Il vous demande de vous installer dans sa machine. Vous devez enlever votre masque. Vous le remettez vite après pour qu’à nouveau vous soyez tous les deux à égalité. Il vous pose quelques questions sans ménagement. Il vous inquiète. Il le sent et il s’en moque, il ne cherche absolument pas à vous rassurer, ce qui lui importe est de bien montrer que lui, il sait et qu’il va faire mieux. Vous ne savez s’il faut mettre cela sur la compte de la jeunesse ou sur l’inévitable lutte entre médecins, radiologues, spécialistes dont vous êtes le jouet depuis des années. Prise entre la lassitude et l’indulgence, vous repartez quand même avec l’inquiétude qu’il a instillée en vous. Il n’en a cure, les clichés sont parfaits.

28 octobre 2020

Une très jeune femme marche dans les rues d’une grande ville avec un homme jeune, aussi. Ils parlent avec animation. Elle est entièrement habillée d’une robe et d’un voile vert d’un seul tenant qui lui couvrent tout le corps et les cheveux. Son visage très blanc est mis en valeur par la couleur d’un vert soutenu qui l’entoure entièrement. Elle a un sac à dos en cuir noir sur une épaule et est chaussée de baskets noires montantes en tissu élastique sur une semelle blanche. Elle pousse une trottinette électrique noire assez haute. A un carrefour, il s’arrêtent et continuent de parler. Puis elle met son sac à dos sur ses épaules, monte sur sa trottinette et part. Elle a un grand sourire aux lèvres et va assez vite. La robe déployée comme des ailes, vole de chaque côté de son corps avancé et très droit. Elle semble s’ouvrir majestueusement un chemin dans la ville devenu un espace de liberté. Elle s’éloigne ailée, avec une aisance à la fois citadine et sauvage. On pense à la Victoire de Samothrace et à cet élan joyeux que l’on ressent chaque fois qu’on la redécouvre perchée. Des figures de proue au corps dressé qui fendent l’espace et dessinent des lignes de fuite fulgurantes.

27 octobre 2020

Une petite fille de cinq ans sur un manège. Elle a des cheveux frisés châtains, un petit visage fin, un peu pointu, et est habillée simplement d’un pantalon noir et d’un tee-shirt rose. A ses pieds, des petites baskets blanches. Elle est avec une copine du même âge. Le manège est ancien avec des chevaux de bois qui montent et descendent, des calèches, … En arrivant la petite fille s’arrête, regarde et voit que sa copine va vers les chevaux, elle hésite et va dans une calèche. Quand le manège part, on voit qu’elle se tient fermement alors que la calèche ne bouge pas. Elle se détend peu à peu et finit par sortir la tête et regarde sa copine qui monte et descend sur son cheval. Quand le tour est fini, elles peuvent en faire un autre. La petite fille hésite à nouveau. Sa copine va vers une sorte de nacelle qui tourne, la petite fille fait un pas vers la nacelle, regarde les chevaux, et puis très vite, elle crie : « moi, j’adore la calèche »  et y retourne en s’y jetant presque. On comprend qu’elle a peur, qu’elle n’aime pas quand ça bouge, quand ça tourne, qu’elle a besoin pour profiter du manège d’être dans un endroit qui la rassure, le doux mouvement de celui-ci lui suffit pour rêver. Comme on la comprend.

26 octobre 2020

Une femme assise sur un banc dans un jardin public d’une grande ville. Elle est à l’ombre d’un des nombreux oliviers. Elle a de longs cheveux frisés, épais, de couleurs roux foncé qui nous fait penser à un henné et une frange dense près des yeux. Le visage est marqué, elle a les yeux fait avec du noir assez dense et une bouche large. Elle porte des baskets brunes, un jean assez serré, un chemisier avec de larges motifs rouges et une veste courte en cuir marron. De loin, on la voit bouger et faire des gestes avec une main. Dans l’autre main, elle tient un téléphone portable devant elle et on entend distinctement ce que dit son interlocutrice. Elle a mis le haut-parleur et parle elle-même au téléphone comme si c’était quelqu’un. Tous les promeneurs peuvent entendre leur conversation. Elle essaie souvent d’interrompre l’autre qui semble parler beaucoup en disant «et oui, et oui, quel malheur, et comme je te le disais, …». Elle reprend «  et il faut faire avec, hein, moi, c’est pareil, ce que j’en dis.. ». On a l’impression d’entendre depuis toujours ces ritournelles des conversations autour d’un café, d’une « ricoré » ou d’une verveine. Elle est seule sur son banc. Elle fait comme si.

25 octobre 2020

Un homme autour de soixante ans est assis à la table d’un restaurant avec quatre autres personnes, deux femmes et deux hommes. Les deux femmes sont arrivées bien avant les trois hommes et avaient déjà commencé leur repas. L’homme semble assez grand, a un visage fin avec un nez assez fort, les cheveux blancs, ondulés et en arrière, il parle avec un accent prononcé de la ville où nous sommes. Il est habillé d’une chemise grise et d’une « doudoune » sans manches, gris foncé. A voir la familiarité qu’il a avec sa voisine, on comprend que c’est sa femme mais les deux femmes continuent leur repas en parlant entre elles, pendant que les trois hommes commandent, tous les trois la même chose. Quand arrive son filet avec un beurre aux herbes, de la purée et un peu de « mesclun », il regarde son plat d’un air dubitatif. Puis il prend la salade avec sa fourchette et la met d’autorité dans l’assiette vide de sa femme qui avait fini de manger. Elle lui dit, sans le regarder, « tu es vraiment impossible », mange la salade et poursuit sa conversation. Elle n’a pas tourné la tête un instant vers lui. Il mange avec délectation sa purée comme un gamin.

24 octobre 2020

Un couple avec une petite fille dans une salle d’attente. Les parents semblent très jeunes et le petite fille doit avec cinq ans. La mère et la petite fille sont quasiment habillées de manière identique La mère a une longue robe noire qui descend jusqu’à ses chevilles et un manteau marron clair d’une forme très classique. La petite fille à un collant en laine, une jupe à volants et un pull, tous noirs, et un petit manteau brun exactement de la même tonalité que sa mère. Un vrai manteau d’adulte miniature avec le même boutonnage et les mêmes poches. Mais aux pieds, la mère a des baskets blanches alors que la petite fille a des petites chaussures noires. La mère porte un hidjab brun clair, on dirait couleur « marron glacé », qui va très bien avec le reste de sa tenue. La petite fille est châtain clair avec les cheveux mi-longs qui sont retenus en une queue de cheval par un « chouchou » noir avec des petites perles blanches. La petite fille se recoiffe sans cesse et finit par se décoiffer. Sa mère la prend entre ses genoux et la recoiffe. A ce moment-là, le médecin apparait et les appelle, elles lèvent toutes les deux la tête et le médecin reste bouche bée devant cet effet de « poupée russe » qu’elles ont si bien réussi. Il demande si « mademoiselle » veut bien le suivre, la petite fille remet une mèche de ses cheveux, boutonne son manteau et s’avance fièrement, seule. Il faudra que le médecin insiste pour qu’elle accepte que ses parents viennent avec elle. Elle grandit.

23 octobre 2020

Un homme qui a cinquante-cinq ans, il est assis à un grand bureau sur une estrade devant un écran blanc. Sur la table, il y a toujours : des lunettes, un téléphone portable, un verre en plastique plein d’eau, des feuilles blanches écrites, un plateau et une petite bouteille d’eau. Il porte un costume gris foncé et une chemise grise sur laquelle on voit un petit micro accroché. Il a un visage qui paraît rond car il est presque chauve avec une couronne de cheveux et quelques cheveux dressés sur le sommet de la tête. Le visage est assez rouge, et on regarde sa bouche car il ne cesse de parler à son auditoire, sans jamais faire de pause, et il articule très fortement, chaque mot. Il veut être bien entendu et donc compris. Ce qui est le plus marquant est comment il bouge malgré sa position assise. Il tourne sur le fauteuil et il se sert sans cesse de ses mains et de ses doigts pour ponctuer son discours. Dans la complexité de ce qu’il dit, ses mains nous guident et donnent corps à sa pensée. Les moments où il reste quasi immobile sont ceux, paradoxalement, où il dit des choses qui ont une portée forte, politique, perturbante. L’amphithéâtre bruisse mais il veille bien à n’en rien remarquer et poursuit. On le voit penser et penser par nous et pour nous. C’est captivant et émouvant. On apprend.

22 octobre 2020

Un jeune homme dans un marché couvert. Il tient un étal juste à l’entrée de la partie complètement fermée. Son étal est très particulier car il n’y vend que quelques légumes : l’été, des tomates, et le reste du temps, des champignons et quelques fruits des bois, toujours dans des petits cartons. En plein milieu de l’hiver, des pommes de terre. Il vend aussi de l’huile d’olive qu’il dit « du pays » mais dont on sait qu’elle vient de l’Italie proche. Il a fait des panneaux pour annoncer qu’il peut avoir des truffes sur commande. Il est très brun, le visage fin, souvent habillé de noir avec des couches de vêtements qu’il enlève au fur et à mesure de la matinée. Il est mince, pas très grand. Il parle sans arrêt. Même quand il n’y a personne, il harangue, et quand il y a des clients, il commente tout ce qu’il fait, propose des autres produits, plaisante pour faire patienter. On se demande s’il est si joyeux que ça. Un sacré commerçant, un peu agaçant, parfois. Ses panneaux de prix sont faits sur des bouts de cartons arrachés écrits au feutre, posés maladroitement. On voit qu’il n’y a rien de moderne chez lui, ni carte bleue, ni caisse automatique. On ne sait si c’est pour se démarquer et se donner un côté plus authentique, lui qui force sur son accent. On apprend que sa mère tient la charcuterie à dix mètres et son oncle et sa cousine tiennent l’étal de fruits et légumes en face. On se dit qu’il est né là, que sa vie est là, qu’il aime faire ça comme ça et c’est tout.

21 octobre 2020

Une rue dans une petite ville d’Italie. Une double porte en métal noir est surmontée d’un petit auvent en « éternit ». Sur le métal, un panneau avec le logo « sens interdit » et une petite enseigne collée. Dessus, le nom et le métier du propriétaire, un plombier, cela doit être le local pour son matériel. Devant la double porte, une chaise de bois de type « bistrot ». Autour, des étagères qui donnent sur le trottoir, avec de multiples fleurs et plantes dans des pots. De près, on se rend compte qu’il y a un drôle de mélange de fausses fleurs aux couleurs assez criardes, rouges, roses, jaunes et oranges, et des vraies plantes mises en terre dont certains sont fleuries comme des géraniums et des « impatients ». L’ensemble est étonnant, car si on a pris l’habitude de voir des plantes sur les trottoirs et les façades autour des portes et fenêtres dans les villes, celles-ci apparaissent sur un mur vide et autour d’une grand rectangle noir opaque. On se dit que la chaise doit être régulièrement occupée par ce plombier qui plante des fleurs et tente ainsi de contrer la rudesse de la façade. Une attention jardinée pour pouvoir s’asseoir dans la rue, entouré de ce halo de couleurs et de nature rassemblées comme une petite installation paysagée.

20 octobre 2020

Un homme entre cinquante et soixante ans à la terrasse de restaurant du bord de mer dans une petite ville d’Italie. Il est avec sa femme. Il est assez grand, les cheveux gris en arrière, les yeux bleus clairs et perçants, une chemise et un pull bleu jeté sur les épaules, un jean et des chaussures marrons en cuir retourné qui nous ont d’abord fait penser qu’il était italien. Dès son arrivée, alors qu’il n’est pas encore assis, il dit à très haute voix, vouloir tout de suite un apéritif et comme sa femme dit ne pas encore avoir fait son choix, il décide qu’elle allait prendre un verre de Prosecco. Ensuite, pendant tout le temps du repas, il ne cesse de parler comme s’il disait à voix haute tout ce qui lui passe par la tête mais de manière un peu grandiloquente. Dans ce restaurant dont un des atouts est la vue, tous les deux se sont mis le dos à la mer, regardant la salle alors que tous les autres clients sont tournés vers la mer et la plage. Du coup, ils nous regardent ou plutôt, nous sommes obligés de les regarder et ils font partie du spectacle. Cela lui plaît bien, il se gonfle d’importance et à un moment donné il parle tellement fort qu’on tourne la tête, il nous prend à témoin de ce qu’il regarde sur un téléphone. Il est aux anges. Au centre.

19 octobre 2020

Un homme traverse la rue devant nous en dehors des passages protégés. Il fait attention aux voitures mais semble pressé. Il est assez âgé, avec des cheveux blancs et des traits fins et marqués. Il porte des lunettes noires au dessin très fort avec deux branches épaisses et deux petits cercles autour des yeux, on ne voit presque que cela et elles lui donnent un air moderne et « branché ». Il est habillé d’un grand tee-shirt et d’un pantalon « baggy » bleus et porte des baskets qu’on distingue mal mais qui semblent être des « Converse ». On remarque qu’il porte un grand sac de courses en plastique avec des anses noires comme on peut en acheter dans les grandes surfaces. Ce sac semble plutôt sale et plein. Une fois de l’autre côté de la rue, il court jusqu’à un banc et monte dessus. Il pose son sac et il monte sur l’accoudoir et met une main en visière. Il regarde en haut de la rue, puis en bas, plusieurs fois de suite. On dirait une vigie tournoyante. On se demande s’il cherche quelqu’un. Au bout d’un moment, il se met à sourire puis à rire. On pense qu’il a trouvé mais son rire ne s’arrête jamais tandis qu’il continue de scruter au loin. Un homme qui guette le vide en riant. Un homme perdu, certainement. Encore un.

18 octobre 2020

Une dame âgée, seule, à la table du restaurant d’un modeste hôtel près de l’océan. Elle a un chignon gris joliment tourné, un gilet rose, un pantalon noir, brillant, avec des lacets qui le ferme à chaque cheville et des baskets dorées. On comprend que c’est une cliente de l’hôtel, qu’elle est en demi-pension et qu’elle prend là son repas tous les soirs car elle demande « alors, qu’est-ce qu’il y a ce soir ? » d’un ton enjoué. Les deux patrons sont très attentionnés avec elle et l’appelle «princesse». On voit qu’elle fait très attention de se tenir droite mais, quand elle doit découper son poisson, ses mains tremblent beaucoup, ça l’agace mais elle ne demande pas d’aide. Le lendemain, on la croise au petit déjeuner et le patron lui demande si «princesse» veut bien accepter son aide pour porter sa valise. Elle accepte car elle descend les escaliers difficilement. Elle va prendre un taxi pour aller jusqu’à la gare et rentrer chez elle après sa semaine de vacances. On pressent qu’elle vient tous les ans depuis très longtemps, qu’elle n’y est peut-être pas toujours venue seule. Elle part avec ses baskets dorées qui brillent dans le petit soleil de septembre et sa vaillante silhouette semble d’un coup minuscule.

17 octobre 2020

Une femme qui doit avoir une soixantaine d’années. Elle est petite et menue, casquée d’un carré de cheveux teints en noirs et lissés. Elle est vêtue d’un pantalon moulant et d’un haut un peu court, rouges. Elle porte des sandales noires avec des petits talons. Sa tenue criarde nous surprend, comme en désaccord avec sa maison ancienne qu’elle fait visiter pour la vendre. Elle ne veut pas laisser les professionnels faire la visite, elle veut absolument prendre les choses en main. Elle essaie de faire au mieux mais elle ne prend pas le temps d’essayer de comprendre ce qui touche les visiteurs et montre toujours ce qu’elle aime, elle, les transformations qu’elle a faites, son jardin et ce qu’elle y a planté. Elle ne laisse pas les visiteurs respirer, regarder, on se dit qu’elle cherche à les asphyxier, qu’elle volette autour d’eux comme un insecte rouge et noir. Elle est presque ridicule. On ne sait si elle cherche par cette débauche de gestes et de paroles à masquer la tristesse de vendre sa maison ou, au contraire, si elle ne peut cacher son impatience à s’en débarrasser. On sent que montrer à des inconnus ses sentiments seraient une défaite pour elle et qu’elle ne veut rien laisser paraître. Jamais.

16 octobre 2020

Deux jeunes gens qui prennent un goûter dans une salon de thé parisien très chic et très ancien. Ils sont face à face et se ressemblent. Agés d’une vingtaine d’années, ils ont des cheveux courts, l’un a une casquette posée à côté de lui, ils sont en pantalon de « jogging » noir, de marque, ils portent l’un, un tee-shirt avec un motif, l’autre, une chemise blanche assez serrée. A leurs pieds, des « sneakers » d’une grande marque et à coté d’eux, pour l’un, une pochette “Lacoste” et pour l’autre, une pochette “Vuitton”. Au milieu d’une clientèle de personnes âgées, de famille de la bourgeoisie parisienne avec enfants et de quelques touristes étrangers, ils sont complètement décalés. Ils commandent avec assurance à un serveur pincé et regardent quelque chose sur l’iphone d’un des deux et rient ensemble. Quand arrivent leurs deux chocolats et leurs pâtisseries, des «Mont Blanc », les spécialités de la maison, ils dégustent lentement en échangeant de temps en temps sur ce qu’ils mangent. Leur gourmandise et le plaisir visible qu’ils prennent à être là, illuminent joyeusement les boiseries surannées de ce temple pâtissier .

15 octobre 2020

Deux dames assises côte à côte à la table d’un restaurant, en face, leurs maris. Le restaurant est celui d’un hôtel dans le sud-ouest de la France, l’ambiance y est surannée avec une débauche d’éléments rustiques et quelques objets incongrus comme une immense vitrine réfrigérée. On comprend que les deux couples ne sont pas des clients de l’hôtel mais plutôt des gens du coin car ils tutoient les serveurs. Une des dames a les cheveux orange foncé et est habillée dans les mêmes couleurs, l’autre dame a les cheveux longs, teints en blond, réunis en une haute et grande queue de cheval sur le côté de la tête et a un chemisier blanc légèrement brillant. Quand, elles tournent la tête, on voit qu’elle sont maquillées, ont des boucles d’oreilles, des bagues, on pense qu’elles se sont apprêtées pour cette soirée. Ils commentent les menus et on entend que les deux messieurs décident tout de suite de choisir les plats les plus copieux. Elles hésitent, disent que non, elles ne peuvent pas prendre ça, elles minaudent, demandent leur avis à chacun de ces messieurs, disent que « mon dieu, quand même c’est très lourd », et, évidemment, finissent par « et ça va faire grossir ». Elles décident de prendre du poisson mais elles continuent de regarder la carte, pas satisfaites. Quand le serveur vient, elles prennent la même chose que les hommes, du foie gras, du cassoulet et un dessert. Cela nous ravit.

14 octobre 2020

Une poste où chacun, masqué, a fait la queue pour pouvoir entrer, s’est lavé les mains avec du gel et se tient sagement à distance des autres personnes. Une femme très âgée est assise sur une chaise. Elle a une canne posée à côté d’elle. Elle tient devant elle un grand sac en cuir noir et farfouille dedans depuis un bon moment. Elle arrête, regarde son sac et se remet à fouiller avec encore plus de vigueur et commence à dire « mais ce n’est pas vrai, mais ce n’est pas vrai… ». On voit qu’elle s’affole. Le vigile s’approche et lui dit qu’elle doit mettre un masque. Elle lui répond que justement, elle le cherche partout, qu’elle ne comprend pas, qu’elle est sûre de l’avoir pris, qu’elle n’a pas fait toute cette queue pour rien, qu’elle est tellement fatiguée déjà, qu’il faut qu’elle prenne cet argent, que ce n’est pas possible. Elle est au bord des larmes et regarde le vigile complètement perdue. Il la regarde et lui dit « madame, il est là votre masque » en lui montrant le masque qu’elle avait mis à son bras à la hauteur du coude. Elle est tout ensemble surprise, soulagée et prise de honte. Elle se lève et met son masque à l’envers. Personne ne dit rien, tous un peu ébranlé par la peur de cette femme qui a résonné en nous, comme si nous étions tous des enfants pouvant à tous moments être pris en faute.

13 octobre 2020

Une femme déjà âgée autour de soixante-dix ans. Elle n’est pas grande, les cheveux courts teints en noir, jamais maquillée, elle s’habille tous les jours avec un pantalon souvent rentré dans des bottes, des pulls ajustés et par dessus un sorte de « Barbour » ou une doudoune sans manche. L’été, elle met une grande capeline de paille. Elle essaie de ressembler à l’image d’une « gentlewoman farmer ». Elle arpente d’une démarche autoritaire les terrasses et les jardins de son petit château en déployant sans cesse une activité débordante surjouée mais on ne sait pour qui. Quand elle appelle son mari, sa voix monte dans les aigus et elle s’adresse à lui pour être entendue de loin. Lui marmonne avec calme. On est au première loge de cette comédie mais nous ne pouvons imaginer qu’elle se joue pour nous mais qu’elle se joue pour elle-même dans une volonté tenace de souligner les signes d’une distinction qui révèlent plus d’aigreur que de joie aristocratique.

12 octobre 2020

Une petite fille de six ans environ. Elle attend à la poste avec sa maman. Elle est blonde avec deux couettes, un visage encore très rond et deux yeux bleus perçants. Elle est vêtue d’un pantalon de type « legging » vert clair, d’un tee-shirt long et de baskets roses. On entend qu’elle parle en baissant la tête mais on ne comprend pas à qui car sa mère est plus loin. On voit alors qu’elle a accroché au col de son tee-shirt, une poupée Barbie noire. Celle-ci est sous le tee-shirt et seuls sortent les bras qui servent à ce qu’elle tienne et sa tête. C’est à elle que parle sans arrêt la petite fille. D’abord, elle mime sa mère en lui expliquant où elles sont et pourquoi il faut attendre. Puis elle s’énerve et menace sa poupée d’une fessée « si elle continue à faire ce bazar ». Elle la secoue à travers le tee-shirt et continue à la tenir, moulant ainsi les formes féminines de la Barbie avec le tissu. L’image est obscène des formes outrées de la Barbie sur le torse de cette enfant. Comme si une vulgarité usée venait percuter une fraîcheur déjà fragile.

11 octobre 2020

Une dame dont on n’arrive pas à déterminer l’âge. On la voit dans les rues de cette ville du Sud depuis trente ans. Ou plutôt à la terrasse des deux grands cafés du centre ville. On se dit qu’elle n’a pas changé. Elle est grande et perchée sur des hauts escarpins ou des boots. Elle a des pantalons très moulants, aujourd’hui, il est beige avec une surpiqûre noire tout le long des jambes qui imite un pantalon de « gardian ». Elle a un haut carmin et par dessus une veste courte, ajustée, en cuir bleu. Elle a des longs cheveux raides, noirs, lissés et une frange. Sa peau est recouverte d’un fond de teint épais, ses yeux sont cachés par des lunettes de soleil «Ray-ban » et sa bouche est entourée d’un trait de crayon coloré plus foncé que le rouge à lèvres, rosé. On voit que le bas du visage s’est affaissé surtout de chaque côté de la bouche. Elle le sait et se tient avec le menton toujours légèrement relevé. On se rappelle qu’elle ne souriait jamais. C’est toujours le cas. Elle est comme d’habitude assise à la terrasse d’un bar, elle boit comme toujours un café avec des amis, elle parle beaucoup mais ne sourit pas. Comme si c’était pour elle une question de savoir vivre, une manière de se tenir face aux autres, de donner du poids à ses paroles et une gravité à sa présence.

10 octobre 2020

Une salle très austère et vaste de restaurant dans laquelle est servi le petit déjeuner. Un couple d’anglais arrive. On ne sait pas comment on sait qu’ils sont anglais mais on le perçoit tout de suite. Ils regardent la salle et s’installent mais ils n’ont pas compris que chaque table dressée porte le nom d’une chambre et ce qui a été commandé la veille. Ils attendent un moment. Lui se lève et va voir les tables dressées et l’appelle. Ils se rasseyent à leur table et commencent leur petit déjeuner. On les voit prendre chacun des flocons d’avoine, les mettre dans un grand bol, y rajouter du lait. Ils goûtent. Elle dit que le porridge est meilleur chaud. Ils demandent du lait chaud et quand elle revient, la serveuse fait une moue de dégoût en voyant leur bol. Ils rajoutent du lait chaud et mangent puis avant d’avoir fini, rajoutent leur yaourt et leurs fruits et mélangent l’ensemble. Ils semblent très contents. Autour, les autres convives, plutôt âgés, se regardent complices et s’accrochent à leur tartines de beurre et de confiture comme si c’était un enjeu national vital. Un petit “Brexit” matinal.

9 octobre 2020

Deux hommes assis au bord de la mer au plus près des vagues. Ils discutent face à face, l’un fume et l’autre non. On voit qu’ils ont chacun une canette de bière. Ils semblent en grande conversation et se regardent, ne jetant qu’un coup d’œil de temps en temps aux vagues qui ne sont pas aussi grosses que ces derniers jours mais qui font quand même un roulement sourd assez fort. Ils sont assis chacun sur un tronc. Ils sont même au milieu de cinq grands troncs d’arbres couchés sur la plage amenés par le courant et le ressac. Ces troncs ont été arrachés par les flots à des kilomètres de là dans les vallées et ont dévalé jusque dans la mer en brisant tout sur leur passage. On en voit d’autres flottant encore ou échoués épars sur la plage. Les deux hommes sont assis tranquillement comme si ces troncs avaient toujours été là, comme s’ils n’étaient le signe de rien. Ces restes d’arbres trouvent là, dans cette tranquille indifférence, une forme de domestication qui éteint leur sauvagerie échouée.

8 octobre 2020

Une dame âgée dans un hôtel modeste. Il est l’heure du petit-déjeuner et elle vient pour se servir au buffet. Elle prend beaucoup de choses, elle a faim. Elle est petite, elle a un visage fin, plutôt triangulaire dont on ne distingue que les deux yeux bruns au-dessus de son masque en tissu bleu à petites fleurs roses. Elle a des cheveux au carré, légèrement ondulés, ils sont très blancs. Elle est habillée d’une robe ample d’un rose très foncé presque rouge avec des motifs pourpres que l’on aperçoit à peine, d’un gilet de laine d’un rose pâle et d’un grand foulard mauve avec des franges. A ses pieds, des tongs en cuir. On est étonné car il fait plutôt froid pour porter des chaussures d’été. On voit alors qu’elle a les pieds plein de sable. On comprend alors que tôt ce matin, avant le petit déjeuner, elle est allée marcher ou mieux se baigner. On se dit qu’elle fait cela tous les matins quand elle vient là en vacances, qu’elle vient pour ça, aller nager tous les matins. Que cette discipline la rend joyeuse et gourmande. La regarder sourire en frottant les pieds sous la table pour enlever le sable, nous fait du bien.

7 octobre 2020

Une silhouette petite avec toujours un sac à dos sur le dos ou, le plus souvent, sur l’épaule. Habillé avec des pulls trop grands, des parkas un peu usées en hiver, des pantalons avec des multiples poches et des chaussures de marche, il donnait l’impression d’être en partance. Le visage était plutôt rond, avec des petits yeux bruns, et un air farouche, parfois bravache, qui tenait à sa posture avec le menton relevé et une manière particulière de regarder dans les yeux. Il arpentait plus qu’il ne marchait ayant toujours quelque chose à faire, dans une urgence de celui qui pense qu’il n’a pas le temps de faire tout ce qu’il a prévu. Et puis, souvent, comme une pause, on le trouvait en grande conversation, attentif, tendu vers l’autre dont il savait lire la souffrance. On ne sait comment il entretenait cet écart entre la douceur de l’attention et l’énergie mise à faire. On voyait que cet homme fragile devait faire des projets pour se tenir debout et que peu importe qu’ils aboutissent ou non. L’énergie à penser et à faire était son travail plus que la finalité. Mais un jour, il a eu un dernier projet et celui-là, il a, hélas, réussi.

6 octobre 2020

Un restaurant, une terrasse qui donne sur la mer ou plutôt sur un bassin, la marée monte. Les gens mangent des huitres, il fait soleil mais un peu frais. Quatre femmes arrivent en parlant et en riant, elles avaient réservé et s’installent. Elles discutent vivement de ce qu’elles vont prendre pour l’apéritif et l’une d’entre elles parle de le leur offrir pour ces quatre-vingt deux ans puis se ravise en disant qu’elle préfère leur offrir cet « apéro » dans un endroit plus chic ou chez elle. On est surprise car à les entendre, on ne pensait pas qu’elles avaient cet âge. Quand on les regarde, elles ne sont pas toutes du même âge, elles ont entre soixante et quatre-vingt ans et sont très différentes les unes des autres. Pourtant, elles ont toutes fait le même geste : elles ont pris chacune leur foulard ou leur écharpe et en ont fait un turban coloré sur leur tête. On pense tout de suite aux peintures de Carpaccio et aux turbans orientaux. Ceux-là sont un peu faits à la va vite, tombent légèrement mais ils leur donnent un air altier et complice comme si elles avaient ainsi créé une confrérie ou une fratrie qui se joue du regard des autres. Une souriante liberté partagée.

5 octobre 2020

Une scène à Paris sur un grand boulevard. On est assis à un café. On voit un homme âgé, une soixantaine d’année peut-être, de dos, il est assez massif, il est sale, barbu mais on n’a pas l’impression que ce soit un clochard. Il n’est habillé que d’un slip gris et d’un short noir mais il porte son short sur les cuisses laissant ainsi son slip apparent. On croit d’abord qu’il est en train de pisser dans une poubelle mais non, il fouille dans cette poubelle puis lit le journal qu’il a trouvé, debout, impassible. Il est 18 heures, c’est l’heure de pointe, il y a plein de gens autour de lui. Certains s’arrêtent incrédules, d’autres disent quelque chose, quelqu’un lui demande « ça va ? », il ne semble rien entendre. Il part en marchant difficilement sur le trottoir puisque son short sur les cuisses l’entrave. On fait une photographie parce que on a l’impression que demain on pensera qu’on s’est trompé, que cette scène n’a pas eu lieu. On ne sait quoi en penser. Un clochard, un homme qui a trop bu, un homme seul, en tout cas un homme perdu. Encore un.

4 octobre 2020

Sur une plage pendant la marée basse. Un petit garçon blond joue avec le sable entre ses parents. Ils restent longuement assis à faire des pâtés et des châteaux que régulièrement le petit garçon piétine avec allégresse. Quand ils se lèvent tous les trois, on voit que le petit garçon est petit, qu’il marche mais qu’il est encore maladroit. Sa mère part en avant, ramassant des coquillages. Le père essaie d’ôter le sable des vêtements du petit, puis prend son téléphone et le filme. Il lui demande « mais où est maman ? ». Le petit garçon lève les yeux, nous voit et reste saisi d’effroi, au bord des larmes. Puis sa mère lui fait signe plus loin, il sourit et part en courant suivi par son père toujours en train de filmer. Il se jette dans les bras de sa mère en criant à la fois épuisé par sa première grande course et parce qu’il la retrouve. On trouve presque cruel le jeu des parents pour le faire courir et pouvoir immortaliser la scène. Le petit garçon a vraiment eu peur. Il rit maintenant. Il grandit.

3 octobre 2020

Une femme qui paraît avoir une soixantaine d’années à la terrasse d’un café. Elle est debout en grande discussion avec deux hommes assez âgés assis qui boivent un verre de vin. On ne la voit que de trois-quart. Elle a un tailleur pantalon en jersey blanc, le pantalon est patte d’éléphant, traîne par terre et est très serré au dessus du genou, la veste est courte, gansée de noir et ne semble pas fermée. Elle est coiffée en arrière et un peu en hauteur par des boucles de cheveux mi-longs teints en blond, qui semblent englués dans de la laque au point qu’on pense qu’elle a peut-être une perruque. Au milieu des cheveux une longue série de rubans en tulle noir. Quand elle bouge, les cheveux n’ont aucune souplesse et forment une masse compacte. Elle semble très maquillée car on voit sur le côté de son visage des traits noirs et épais d’ « eye-liner ». Son visage est complètement mangé par de très grandes lunettes de soleil carrées et son masque. A ses doigts des bagues. Elle a deux bagues à chaque doigt, un anneau décoré et une grosse bague à cabochon. Quand on regarde ses mains, on s’aperçoit qu’elle a des mains de très vieille femme, ridées et tavelées. Elle parle haut et fort et joue les séductrices devant ces messieurs puis part en marchant très droite sur les très hauts talons que cache son pantalon. Elle a fière allure.

2 octobre 2020

Un couple dans un petit hôtel. Ils ont une soixantaine d’années. C’est le moment du petit déjeuner sous une belle verrière ancienne. Ils prennent place à une table et commandent chacun un café au lait. Ils se lèvent et vont masqués au buffet en se tenant la main. Ils regardent tout avec une grande attention et en discutent. Ils commentent la belle allure des gâteaux, s’exclament devant la salade de fruits et la pyramide de kiwis, regardent toutes les confitures et sont étonnés qu’existe une confiture melon et citron, comparent les différentes céréales, vérifient à quoi sont les yaourts et les dates de péremption, se demandent pourquoi les fromages sont en portions enveloppées et comprennent que c’est une question d’hygiène et ils se disent que vraiment non, ils ne mangeraient pas de charcuterie le matin devant le jambon. Puis chacun prend une assiette et on pense qu’ils vont faire un choix très divers et goûter à plein de choses. On les voit repasser avec dans chaque assiette la même chose: deux biscottes et un carré de beurre. Ils savourent longuement leurs biscottes beurrées trempées dans leur café au lait. Comme chaque matin.

24 septembre 2020

Elle écrit tous les jours. Elle va partir quelques jours. Parfois, il faut prendre de regarder sans écrire. Et puis l’homme au regard vert, l’ami, est parti pour toujours. Il faut prendre le temps de se souvenir. Oser regarder la boite de bois mort et le bouquet orange. Dire adieu. Consoler, aussi. Prendre dans les bras ceux qui sont maintenant irrémédiablement seuls. On va aller voir d’autres mers et on revient.

23 septembre 2020

Un homme à l’entrée d’un restaurant, il est le placeur, celui qui fait patienter les gens et les amène à leur table quand elle se libère. Il est très étonnant : il a une cinquantaine d’années, il est chaussé de baskets blanches avec quelques motifs triangulaires bleus, puis portent des bas beiges de contention qui lui arrivent sous le genou, un short assez long blanc avec des motifs de papillon, dont on a l’impression que c’est un caleçon long, un tee-shirt orange et par-dessus, une chemise bleue qui reste ouverte. Il a un accoutrement vraiment particulier alors que l’on s’attend plutôt à voir quelqu’un de plus jeune, habillé en noir, suivant les codes d’un bar branché même si les tenues sont plutôt décontractées. Il est presque sympathique et joue de cette accoutrement et de son bagout pour rendre l’attente des uns et des autres moins ennuyeuse. À un moment donné, on l’entend parler à un des garçons qui servent à table, il est autoritaire et très désagréable et d’un coup cet accoutrement nous semble celui d’un patron déguisé en clown cruel.

22 septembre 2020

Une femme qui pose devant la mer. Elle ébouriffe ses cheveux, elle tourne la tête et les épaules mais surtout elle se tient sur une jambe et laisse l’autre jambe sur la pointe d’un pied en se tournant légèrement. On retrouve cette scène avec des femmes jeunes, plus âgées, blondes, brunes, à chapeau, casquette, chignon, cheveux au vent, minces, rondes, grandes, petites, bien habillées, habillées simplement, en maillot, en talons aiguilles ou en tongs, partout, toutes posent comme cela, le pied cambré, la jambe légèrement pliée. On se demande pourquoi. On cherche. On voit que c’est une pose que prennent toutes les femmes qui apparaissent sur Instagram. Certainement qu’elles pensent être plus jolies, plus « sexy », avec une plus jolie jambe en prenant toute la même attitude artificielle. Des mauvaises photos de starlette de télé-réalité partout dans le monde. Comme si, ce qui était une photo de vacances, un souvenir, devait en passer par une standardisation du corps qui la vide de toute personnalité et de toute intimité. Une vision cauchemardesque sans cesse répétée.

21 septembre 2020

Un homme avec un regard vert. Ses yeux sont extraordinaires, verts avec quelques touches de jaune et de bruns presque dorés, pas grands mais en amande parfaite. Le regard les accompagne en étant perçant, vif et toujours d’une concentration extrême. Cette intensité est avivée par son nez aquilin, sa bouche petite mais dessinée et son visage aigu. Les cheveux sont courts, raides, plantés droits sur la tête, lui donnant tout le temps un air décoiffé et en même temps affairé, comme s’il passait sans cesse sa main dedans. Habillé d’une chemise souvent colorée ou avec des motifs et un pantalon large, « baggy » avec parfois des poches remplies. Il regarde des travaux d’étudiants dans une toute petite école d’art. On le voit décortiquer les formes, les analyser, poser une ou deux questions précises, parfois dire une phrase déroutante de son ironie mordante puis se reprendre et expliquer. On sait que tout ce qu’il dit est important. Il apprend à des jeunes gens les gestes, l’exigence et la liberté comme personne d’autres. Cela les sauve, le sauve et nous sauve tous.

20 septembre 2020

Un homme à la terrasse de restaurant dans une ville d’Italie. Il est assis en face d’une femme, peut-être sa femme, on ne sait pas. Il est entièrement chauve et on pense que, comme beaucoup, il se rase la tête pour masquer sa calvitie. Il a un teint un peu rosé, des yeux clairs, dont on ne voit pas les cils et les sourcils, il devait être blond ou roux. Le nez est assez fort et droit, la bouche fine presque sans lèvres et le menton carré. On voit qu’il est habillé d’une chemise en lin blanche sans col. Il se tient éloigné de la table, confortablement installé dans sa chaise avec souvent les jambes croisées. Durant tout le repas, il a un mince sourire aux lèvres que l’on trouve étrange. Il est comme un sourire de connivence esquissé, qui peut paraître arrogant et qui pourtant reste assez charmant. On pense à des tableaux. On s’aperçoit aussi que pendant tout le repas, il n’a pas dit un mot ou presque laissant sa compagne parler laissant juste flotter son sourire. A un moment, buvant son café, il parle avec animation et même en parlant on lui retrouve son air amusé et à peine suffisant alors même que ses gestes montrent son engagement dans la conversation. On ne sait si ce détachement et cette ironie sont volontaires ou bien s’il ne peut pas faire autrement que de ne pas vouloir être complètement là.

19 septembre 2020

Un petit garçon de dix ans assis à une grande tablée dans un restaurant. Il est au milieu de la table, à côté d’un adulte et ensuite il y a au moins six enfants de tous les âges. Il est fin avec un visage assez aigu, un nez pointu, des yeux noirs en amande et une coupe de cheveux un peu longue, très moderne. Il est habillé d’une chemisette blanche et d’un jean et a un pull léger sur les épaules comme tous les hommes de cette famille. Il s’adresse essentiellement aux deux adultes près de lui et commente avec conviction la carte et on comprend qu’il veut choisir lui-même ce qu’il mange. Les autres enfants écoutent attentivement les négociations et le boivent du regard. A un moment donné, la tablée des enfants exulte car, à part les deux plus petits, ils vont commander ce qu’ils veulent. Ils s’adressent tous à lui pour avoir des conseils. Il leur répond avec bienveillance mais avec détachement alors que certains ont l’air plus vieux que lui. Il énonce fièrement qu’il choisit pour lui des « spaghetti » aux truffes. Sa bataille gagnée vaut bien ça.

18 septembre 2020

Une grande place dans une grande ville. Une sono est posée au sol et quelqu’un est assis à côté sur un pliant. Devant, trois couples dansent. Visiblement, c’est une danse de salon compliquée, peut-être plus simple que le tango, mais qui demande de connaître des pas précis, de tourner, de se rattraper avec des jeux de bras. Les trois couples sont jeunes, ne se regardent pas entre eux et dansent très différemment les uns des autres. Certains sont plus techniques, d’autres plus doux et chaloupés, des couples ont l’air de mieux se connaître que d’autres. A un moment, deux autres couples entrent dans la danse. On remarque un très jeune couple. Lui danse remarquablement bien en bougeant à peine et elle est obligée d’en faire un peu plus, d’être un peu plus dans la technique. Ils ont une facilité à être ensemble, à se répondre, sans en faire trop, qui rend tous les autres un peu trop démonstratifs. Peu à peu, d’autres couples se mettent à danser qui visiblement ne savent pas du tout danser cette danse-là mais juste ont envie de danser. Cela nous rend joyeux de les voir et cela suffit.

17 septembre 2020

Une femme à la terrasse d’un grand café parisien. Elle est grande, brune, coiffée d’un chignon banane et a d’assez grandes lunettes de soleil en forme de papillon qui lui recouvrent le visage. Elle est habillée d’une robe de cocktail noire moulante, qui descend au genou et qui est échancrée dans le dos et sur les hanches. De chaque côté de la taille, une petite chaine argentée. Au pied, elle est chaussée de sandales fines, à très haut talon presque aiguille. Les sandales sont nacrées et sur le dessus des lanières, il y a quelques fausses pierres qui brillent à la lumière. Etrangement, elle n’a pas de bijoux, uniquement une montre qui a l’air de métal doré. Elle arrive, s’assied et enlève son masque et ses lunettes, commande son repas avec son compagnon qui était là avant elle. Elle est très bien habillée, trop. C’est étrange. On se dit que peut-être elle a un cocktail mondain plus tard. Elle répond au téléphone et met le haut-parleur pour que son compagnon entende. D’une main, elle tient son téléphone, et de l’autre, elle mange. Elle mange de la purée. Elle la savoure comme une enfant en prenant des grosses bouchées qui lui emplissent la bouche. Ce geste régressif lui donne un sourire qui déjoue tout ce dont elle s’est paré avec tant de soin.

16 septembre 2020

Un homme et une femme qui marchent dans la rue. Ils sont côte à côte, ils avancent d’un même pas assez vif. Lui est habillée plutôt sportivement d’un jean et d’un tee-shirt et de chaussures de marche, il a une soixantaine d’année, les cheveux gris et courts. Son visage est marqué par des rides profondes. Elle est plus jeune, les cheveux bruns frisés et porte un chemisier gris, simple, rentré dans une jupe claire et des petits talons compensés. On les trouve plutôt mal assortis mais leur pas s’accordent parfaitement. Ils ne se touchent pas et sont assez près l’un de l’autre. A un moment donné, ils regardent en même temps, sur la droite, la même chose d’un même mouvement brusque de la tête. On trouve quand même étrange qu’ils ne se soient pas dits un mot alors on les suit du regard. Ils s’arrêtent à un feu attendant pour traverser toujours dans un mouvement identique. Ils traversent. Et puis, l’un part à droite et l’autre à gauche. Ce n’était pas un couple ou des amis, ils ne se connaissent certainement même pas. Leur marche ensemble était si harmonieuse, on est presque triste de les voir se séparer comme quand un duo de danseurs se défait.

15 septembre 2020

Deux enfants descendent un long boulevard. Ils doivent voir une dizaines d’années. C’est la fin de l’après-midi, ils sont en short, sandales et tee-shirt. L’un est brun alors que l’autre est plus clair. Ils marchent vivement, courent un peu, sautillent, se parlent, rient. Ils ont l’air de savoir parfaitement où ils sont, où ils vont et de connaître l’endroit. Un peu avant un grand carrefour, il y a un panneau de signalisation métallique assez haut. Le plus brun prend son élan, saute et touche le panneau mais sans en avoir l’air, sans que cela perturbe la marche de l’autre ou même leur conversation. Il le fait dans le flux de leurs gestes comme si c’était naturel. Quelques jours plus tard, on revoit les mêmes garçons quasiment à la même heure, au même endroit. Comme la première fois, le même garçon court, saute, touche le panneau et continue. Cette fois-ci, l’autre garçon a regardé le panneau et a juste ralenti. On se dit qu’ils passent là tous les deux très souvent, peut-être tous les jours et qu’il est établi entre eux, comme une règle tacite, que c’est le plus brun qui saute et touche le panneau. On ne sait si l’autre garçon a comme cela des droits sur d’autres gestes dans leur promenade. On en doute.

14 septembre 2020

Deux jeunes filles ou jeunes femmes sur une plage privée. Elles sont assises sur leur matelas et ont des maillots très travaillés, des capelines, des lunettes de soleil de marques et des gros sacs dans lesquels elles vont fouiller régulièrement. A la main, chacune a son « iphone » qu’elles consultent en permanence. Elles parlent de la journée à venir et on comprend que leurs questions tournent essentiellement sur quoi mettre et quand sur leur compte « instagram ». Elles attendent qu’il y ait un soleil plus vif pour faire les premières photos et ensuite, envisagent de se changer et de mettre d’autres maillots de bains pour faire une autre série de photos. Quand elles commencent à se photographier, l’une photographiant l’autre, celle qui pose se met à genou sur le matelas, très cambrée, sa capeline dans une main, épaules légèrement tournées dans un sens, tête dans l’autre, les cheveux disposés autour du visage et sur les épaules, menton relevé. Des caricatures de mauvaises photos vaguement érotiques. On n’en revient pas de cette fabrication si laborieuse d’images datées avec ces outils tellement contemporains. Elles semblent pourtant ravies du résultat. Dans leur joie à se regarder, elles sont presque touchantes.

13 septembre 2020

Un maître d’hôtel dans un établissement plutôt chic en Italie. Quand on le voit la première fois, il sert le dîner. Il est habillé d’un costume noir, d’une chemise blanche, d’une cravate noire et il porte des mocassins noirs cirés mais usés. Il est très obséquieux et comprend immédiatement que vous êtes français. Il vous parle donc dans un français hésitant en s’aidant d’un peu d’anglais et d’italien. Le lendemain, au petit déjeuner, il vous dit bonjour mais il envoie une serveuse s’occuper de vous comme si le petit déjeuner n’était pas dans ses attributions. Il se contente de tout superviser. On pense qu’il tient absolument à cette hiérarchie dans les repas. Pourtant, durant l’après-midi, on a la surprise de le revoir, sans veste, en bras de chemise, au milieu du jardin en train de s’occuper de l’arrosage, de remuer tuyaux et outils. Il a l’air désagréablement surpris de nous croiser dans cette activité et dans cette tenue et il nous salue très vaguement. Quand on le revoit deux heures plus tard, à nouveau dans ses habits, il nous salue avec toujours autant d’obséquiosité comme si nous ne nous étions pas croisés auparavant. On ne sait s’il fait semblant de ne pas se souvenir ou bien si, vraiment, il a oublié notre première rencontre, en remettant son costume, comme un acteur.

12 septembre 2020

Deux petits garçons avec leur père à la plage. L’ainé doit avoir sept ans environ. C’est un casse-cou qui fonce dans l’eau alors qu’il n’a pas de bouée et ne sait pas bien nager du tout, mais il barbote, coule à moitié, se relève, y retourne sans peur aucune. Il appelle régulièrement son père qui est assis sur la plage les pieds dans l’eau avec son plus jeune frère de trois ou quatre ans. Celui-ci à l’air d’avoir très peur de l’eau, il court autour de son père qui essaie de l’entrainer mais chaque fois il se dérobe, il ne fuit pas vraiment, il ne pleure pas mais il fait semblant d’être très occupé à autre chose. Son père un peu énervé, et qui ne peut aller rejoindre son autre fils dans l’eau, lui dit qu’il est grand et qu’il devrait aller à l’eau comme son frère. L’enfant ne dit rien, ne bouge plus et regarde les vagues. Il réfléchit. Il regarde les galets et se met à les remuer et finit par en choisir un et le tend à son père en lui disant que c’est un cadeau pour lui. Son père sourit avec indulgence, le remercie et lui dit qu’il va aller à l’eau rejoindre son frère ainé et que lui, il va rester là assis à choisir des beaux galets. Ils ont trouvé un compromis qui leur va à tous les trois mais qui n’enlève pas la petite lueur d’inquiétude dans le regard du fils qui a peur que son père l’attrape et le mette à l’eau et la lueur de tendresse inquiète dans le regard du père qui ne comprend pas pourquoi son jeune fils est si craintif.

11 septembre 2020

On remarque cette jeune femme anglaise avec sa famille au repas du soir dans un bel hôtel. Elle est très ronde, habillée d’une robe courte ample jaune et elle a les épaules recouvertes d’un châle transparent rouge orangé. Elle est extrêmement maquillée ce qui est étonnant en plein été. Son maquillage luit, notamment sur les pommettes et sur le front, et on ne peut que remarquer ses grands faux-cils enduits de mascara noir épais. Elle a l’air de se tenir assez à part de la conversation et une moue boudeuse ne la quitte pendant tout le repas. Le lendemain, on la croise à la piscine. Elle porte un maillot deux pièces à damier noir et blanc et lit sur un matelas. Tout à coup, quand le soleil est presque couché, elle se lève et va se baigner. Elle nage alors un crawl magnifique. Fluide, rapide mais sans à-coups, on a le sentiment qu’elle bouge à peine les jambes et que sa reprise de respiration se fait naturellement. Elle fait au moins trente longueurs. Quand elle sort, souriante, elle semble toute neuve. Réparée.

10 septembre 2020

Un homme accoudé à un comptoir. Il est jeune avec un visage long, une barbe naissante et des yeux en amande brun. Ses cheveux courts commencent à se clairsemer. Maigre, il porte un pantalon large comme un sarouel, des sandales « birkenstock » noires et un tee-shirt gris sans manches. Il boit un café et parle au serveur. Il tourne de temps en temps des yeux inquiets vers vous qui attendez votre cappuccino. Il dit du mal des françaises de manière très grossière et il doit se demander si vous n’êtes pas française et si vous le comprenez. Il a raison car vous le comprenez à peu près mais vous ne réagissez pas essayant de percevoir ce qui suscite une telle colère chez lui. Il parle des femmes françaises et les traite de « putes ». On comprend qu’il s’est fait plusieurs fois rembarrer sèchement par des jeunes françaises qu’il décrit comme étant aguicheuses. Il prend le serveur à témoin qui ne dit rien, gêné. Il dit qu’ « elles n’ont pas à se promener comme cela si elles ne veulent pas d’homme et que lui il est un homme, hein ! ». On est choqué de sa violence verbale et de l’agressivité qui émane de son attitude corporelle. Il le voit. Il comprend que l’on a compris. Il nous suit du regard en ricanant et en continuant de vitupérer. Seul.

9 septembre 2020

Une petite fille sur une place dans une petite ville d’Italie. Elle porte des sandales dorées, une robe marron en coton léger, un peu bouffante avec un empiècement brodé de fleurs. Elle est coiffée d’un chignon qui est devenu un peu lâche. Elle a un visage fin, et de grands yeux bruns aux reflets dorés. Elle s’éloigne de la table où parlent sa mère et une amie. Elle voit qu’elle se reflète dans la vitrine devant elle. Elle commence à danser en imitant des chorégraphies très sexuées qui la font remuer les hanches et le bassin et se caresser un bras par un autre en alternant. Elle regarde si on la regarde. Brutalement, elle s’arrête et se met à mimer silencieusement quelqu’un qui est en colère et qui crie, qui menace des mains. On se dit qu’elle doit imiter sa mère ou un adulte qui la gronde. Elle se recoiffe et recommence à mimer des starlettes de télé-réalité en se tortillant et en jouant avec les mèches qui sortent de son chignon. Elle joue à minauder. Ce défilé de modèles qu’elle rejoue nous fait peur. Elle n’a que cinq ans.

8 septembre 2020

Un homme attend dans la queue d’un laboratoire d’analyses médicales. Il est grand, presque obèse, il porte des sandales, un short et un long tee-shirt brun. Il se tient debout, les jambes écartées, certainement à cause de son poids. Il passe son temps au téléphone et appelle régulièrement quelqu’un en lui disant chaque fois, très doucement : « c’est moi, ça va ? ». On sent qu’il est très inquiet et il appelle toutes les deux minutes. Il est soulagé quand la queue avance enfin et que c’est bientôt son tour. Il rappelle et dit « ne t’inquiètes pas, je vais bientôt revenir, surtout, tu ne bouges pas et tu ne fais pas de bêtises ». On comprend qu’il parle à un enfant qu’il a dû laisser seul pour venir au laboratoire. On est ému par la douceur de sa voix et la gentillesse de son ton qui jamais n’a été menaçant ou inquiétant. Quand il ressort, il se hâte et il appelle à nouveau et dit «j’arrive» comme s’il était parti depuis très longtemps. Il est à la fois soulagé et heureux. Son sourire devient enfantin dans la joie qu’il éprouve. On pense qu’il doit peut-être ressembler, dans ce moment-là, à l’enfant qu’il va enfin retrouver.

7 septembre 2020

Une femme d’une cinquantaine d’années habillée d’une robe noire assez courte et décolletée. Elle est dans son bureau qui a une large fenêtre et on remarque qu’elle parle seule, regarde ses notes, recommence à parler, sans arrêt. De temps en temps, elle sort de son bureau et va fumer une cigarette, ses papiers toujours à la main. Elle apprend, elle répète, mais semble tétanisée par ce qui l’attend, une réunion, un conseil d’administration, un temps public, … un moment où elle doit prendre la parole, présenter quelque chose et répondre à des questions. Pourtant elle travaille là depuis longtemps et doit avoir l’habitude mais elle a toujours peur comme au premier jour. Au plus le temps avance, au plus on sent son affolement qu’elle tente de masquer. Elle se maquille, chausse ses escarpins, se recoiffe. Elle se répète la liste des questions qu’on va lui poser et les réponses qu’elle doit faire mais elle est terrifiée par la question inattendue à laquelle elle ne saura pas répondre. Elle a beau savoir qu’il y en aura forcément une, que ce n’est pas grave, que quelqu’un d’autre sera là pour répondre à sa place, être prise en défaut, encore une fois, lui est insupportable.

6 septembre 2020

Un enfant, un petit garçon de quatre ou cinq ans. Il est au bord d’une piscine avec son père. Il ne veut pas venir dans l’eau, il dit sévèrement qu’il n’a pas ses brassards. Son père a beau lui montrer qu’il a pied, le rassurer, il trempe à peine ses jambes et remonte vite. Quand ses deux grandes sœurs arrivent, il est très content et se dit à voix haute, « elles sont là, je vais nager » et effectivement elles arrivent à le faire entrer dans l’eau, à barboter, il ressort, y retourne, jusqu’à ce que son père l’emmène. Il revient avec sa mère et ses brassards. Il fonce seul vers la piscine et met franchement les deux jambes dans l’eau. Il commence alors un monologue à haute voix : « il fait froid, j’ai froid, je vais nager, je nage, j’ai très froid ». Pendant tout ce temps, il se met à l’eau, nage, sort, court au bord de la piscine, se remet à l’eau comme s’il cherchait un endroit plus clément. Il est très concentré et se motive en se parlant. Son père arrive et l’enroule grelottant dans une serviette. Le petit garçon ne crie pas mais lui dit en le regardant, outré : « mais je nageais quand même ! ». Il s’appelle César. Il grandit.

5 septembre 2020

Une église et, à côté, un cloitre. On y rentre directement par un des bas-côté de l’église. Quand on y arrive, comme souvent, on a une sensation d’espace, comme une respiration grâce à la lumière qui surgit presque brutalement. On fait le tour sous les galeries bordée de colonnes simples, grises, avec chacune le même chapiteau plat inspiré d’un chapiteau ionique. Les arches sont simples, en arrondi. On remarque qu’au dessus de ces galeries, il y a un autre étage directement sous le toit avec une colonnade blanche sans arches. A cet étage supérieur, qui nous est interdit, on remarque des petites portes dont certaines sont ouvertes. Au centre du cloitre, un puit et autour de lui quatre carrés entourés de buis taillé et des arbres disposés sans symétrie particulière : deux cyprès, un palmier, deux rosiers, un grenadier. Au centre de chaque carré de buis, l’herbe est plutôt sèche. Quelques plantes sont dans des pots, quelques autres ont été plantées récemment. Entre deux haies de buis, une bêche. Elle est plantée bien droite dans la terre. L’outil sert à cultiver ce jardin. Au-delà de la cohorte de visiteurs, il reste des gens, des moines, qui vivent, travaillent, cultivent, prient, là. L’apaisement du lieu est comme réchauffé de la présence de cet objet familier.

4 septembre 2020

Un homme de quarante-cinq ans qui est dans un supermarché. Il est habillé d’un jean noir, d’un tee-shirt gris, de chaussures pointues qui brillent et on voit à ses doigts des grosses bagues comme en auraient des bikers. Il a pourtant plutôt une tête de « premier de la classe » avec juste une mèche rebelle qu’il relève sans cesse d’une main. Il marche d’une drôle de façon, avec lourdeur, il est pataud. Il est dans le rayon des vins et il fait de long en large le rayon, s’arrête, regarde des bouteilles, se recule, cherche des prix, prend et repose une bouteille, semble avoir une idée, va voir les « cubis », revient, regarde dans les allées à côté. Il attend quelqu’un. Il prend son téléphone, appelle et parle à quelqu’un. Il attend reprenant son manège. Un homme arrive, grand, lui dit « mais enfin, tu peux quand même choisir tout seul, non ? » et pendant que l’autre lui explique longuement pourquoi il hésite, le nouveau venu remplit le caddie et va vers la caisse. Quand on les retrouve à leur voiture, il explique toujours ses atermoiements et le grand a l’air exaspéré par cette logorrhée. Il n’a pas l’air de s’en apercevoir. L’indécision est sa manière à lui d’avancer. En crabe ou à reculons.

3 septembre 2020

Un couple qui cherche une maison. Ils ont environ une cinquantaine d’années et se connaissent depuis cinq ans. C’est donc un jeune couple et ils veulent faire ce premier achat commun. Ils n’ont jamais vécu ensemble. Quand ils en parlent, on sent une émotion dans leurs voix. On ne comprend pas comment ils ont pu accepter d’être filmés et de participer à une émission qui les aide dans leur recherche, certainement que leur recherche était infructueuse. Quand ils énoncent la liste de leurs demandes, le lieu où ils voudraient habiter et leur budget, on comprend mieux en voyant la tête effarée, surjouée, mais quand même effarée, de l’agent immobilier qui les accompagne. On voit bien que cette liste de demandes est la somme de leurs deux manières de vivre et que déjà se dessinent toutes les failles à venir. Chaque fois qu’ils visitent quelque chose, elle est très volubile et lui, souriant et mutique. Il ne sait pas comment dire que la maison, la cuisine, la décoration, le jardin, le confort, la vue, il s’en moque, et que lui, tout ce qui lui importe est d’avoir son grand garage pour bricoler. Seul.

2 septembre 2020

Un homme d’environ trente cinq ans, très grand, large, très musclé et dont la seule présence physique dégage une force impressionnante. Il est blond, bien coiffé avec les cheveux un peu longs mis en arrière et encore humides comme sortant de la douche. Il a un visage fin avec un menton carré et assez long. De près, on voit qu’il a de nombreuses cicatrices mais que son nez contrairement à certains de ses camarades est intact. Il est habillé d’un costume gris et d’une chemise blanche, on a le sentiment que les habits, pourtant à sa taille, vont éclater sous la pression d’une force contenue. Il parle tout doucement et face aux nombreuses sollicitations, répond simplement. Son regard est bienveillant et on a du mal à se le rappeler écumant de rage une heure auparavant, distribuant des coups aux joueurs de l’équipe adverse qui avaient fait mal à l’un des siens. La force domptée et la maîtrise que l’on sent en lui tiennent aussi à la fatigue après avoir passé tout ce temps sur le terrain à courir, lutter, pousser, plaquer. C’est toute sa vie qu’il abandonne pour le temps propret et engoncé du capitaine courage interviewé. Parfois, quand il se redresse ou qu’il rejette ses cheveux en arrière, se superposent à cette figure posée et souriante, les images intenses de lui dans le match .

1 septembre 2020

Une jeune homme qui en fait doit bien avoir une trentaine d’années. On dirait qu’il en a dix de moins car son visage est très juvénile, il est habillé comme un étudiant et tout en lui, sa timidité, sa maladresse, la manière qu’il a de vous aborder, fait penser à un très jeune homme alors qu’il a déjà de lourdes responsabilités dans son activité professionnelle. Quand vous le revoyez plusieurs mois plus tard, il est toujours habillé de la même façon avec un jean, une chemise froissée et des baskets dans des réunions avec des élus et des grands patrons mais vous voyez que quelque chose a changé. Il ne bouge plus de la même façon, il se tient plus droit, il s’adresse à vous différemment, avec plus de distance et d’assurance en même temps. Quand vous regardez dans le détail, vous voyez qu’il a quand même une veste, qu’un sac en cuir a remplacé le sac à dos. Il prend à plusieurs reprises la parole et sa voix fluette s’est posée. Vous lui demandez comment il va et il vous dit qu’il est fatigué mais tellement heureux, il est papa depuis un mois. Il a enfin son âge.

31 août 2020

Une femme d’une cinquantaine d’années grande, athlétique. Son visage est assez étrange car elle a une petite bouche, un nez long, des petits yeux bleus mais l’ensemble est assez harmonieux. Sa blondeur naturelle est ravivée par une teinture. Elle a peu de cheveux et très plats et on voit que sa coupe dissymétrique tente de leur donner un peu de volume. On remarque qu’elle a tout le temps un mouchoir à la main. Elle est assise à une table et boit du café dans un mug. Son téléphone est posé sur la table, elle le regarde régulièrement. Elle attend. Quand il sonne, elle répond vite, écoute, répond brièvement. Elle dit que quelque chose ne va pas, que c’est confirmé. Elle tourne autour du pot. Quand on prononce le mot de dyslexie à propos de son enfant déjà adolescent qui passait des tests, elle a les larmes aux yeux et pleure. Elle n’arrive pas à prononcer le mot, elle dit juste « très, très ». On comprend qu’elle est à la fois soulagée de savoir, effrayée de la tâche à venir et triste pour son enfant qui souffre depuis tellement d’années. Et déjà, on voit dans son regard et sa bouche tordue, qu’elle s’en veut de ne pas avoir vu, de ne pas avoir voulu voir et revient le motif lancinant de ne pas être à la hauteur. D’être une mauvaise mère.

17 août 2020

Elle écrit à son bureau, sérieuse, appliquée mais elle doit se dépêcher. Elle part pour deux semaines. Là où elle va, elle aura besoin d’avoir tout le temps pour regarder. C’est important pour elle de pouvoir ressourcer son regard dans ce qu’elle aime. Quelque chose est en train de s’essouffler, elle le sent. Elle retourne à la source, là où son regard est né. Elle va travailler et revenir.

16 août 2020

Une jeune femme d’une trentaine d’années à la table d’un restaurant déjeune avec son mari. Elle est habillée d’une jupe noire assez longue qu’elle remonte une fois assise parce qu’il fait chaud, laissant voir ses jambes fines. Elle a des sandales en cuir avec des lanières croisées et elle bouge sans arrêt un de ses pieds. Elle porte un tee-shirt blanc et a très peu de bijou à l’exception d’une alliance et d’une bague de fiançailles. Ses cheveux sont longs, raides et châtains et son visage est plutôt allongé avec un beau nez fin et très droit. On ne voit pas ses yeux car elle porte des lunettes de soleil rondes fortement teintées. Elle a une jolie bouche assez petite, ourlée et délicatement dessinée. Pourtant son visage est complètement transformé par une moue de dégoût. Les coins affaissés de sa bouche, ses lèvres retroussées, donnent une sensation d’une forte répugnance. Elle parle beaucoup et avec véhémence et on se demande si c’est ce quelle raconte qui lui donne cette expression de répulsion. Puis, à un moment donné, elle commente leur repas, qu’elle trouve excellent, avec la même moue. On se dit que jamais elle n’a souri, que jamais les coins de sa bouche ne se sont relevés, que jamais son visage ne s’est éclairé. On se demande quel écœurement a pu altérer si définitivement un sourire disparu.

15 août 2020

Une femme de soixante-dix ans environ, qui semble encore alerte, est assise en attendant le début d’un concert de musique classique. Elle a un visage rond, une coiffure avec un carré visiblement mis en place par un brushing et beaucoup de laque et sa blondeur n’est pas naturelle. Sa coiffure ressemble un peu à un casque et sa frange, soigneusement arrondie au fer, semble flotter au dessus de son front. Elle est habillée d’une combinaison-pantalon serrée à manches courtes faite d’un tissu bleu clair et des grands motifs bruns. A ses pieds, des chaussures blanches très pointues à talons hauts mais découvertes à l’arrière, comme une haute sandale fermée. Le blanc est nacré. Quand elle se lève et s’affaire auprès des organisateurs du concert, elle détonne. Jeunes et beaucoup moins jeunes, musiciens et public, tous sont habillés de vêtements en lin, amples, de sandales, qui évoquent un univers de bohème chic au cœur de la chaleur de l’été. Tous sont gentils avec elle mais on sent quand même un peu de condescendance dans leur regard. Elle s’en moque et trottine des uns aux autres sentant confusément que c’est en n’essayant pas de leur ressembler qu’elle gagne sa place parmi eux.

14 août 2020

Un garçon de douze ans environ dans les rues d’une ville touristique, l’été. Il est chaussé de claquettes noires en plastique, d’un short flottant court, bleu et d’un tee-shirt orange. Il est avec ses parents et un autre enfant dans une poussette. Il a une coupe de cheveux étrange. Tout le bas de sa tête est rasé et il lui reste des cheveux bruns et très raides sur le haut de la tête comme coupés au bol mais très haut. On ne sait si cette coupe est maladroite ou bien si elle cherche à imiter un footballeur ou un chanteur. Sa mère cherche dans un grand sac et sort une casquette qu’elle lui met un peu de travers sur la tête. Il recule et fait un geste pour l’enlever et son père lui fait signe qu’il doit la garder. Il s’éloigne, le visage fermé. On les retrouve quelques rues plus tard. Le petit garçon est resté en arrière. On le surprend en train d’enlever sa casquette, de la caler dans la poche de son short et de se recoiffer soigneusement dans le reflet d’une vitrine. Il fait en sorte que tous ses cheveux soient bien alignés et qu’aucun ne dépasse de la ligne très droite de sa coupe. Il le fait précautionneusement, il se regarde, sourit et repart en courant. Dans ce moment de coquetterie, il grandit.

13 août 2020

Une brocante dans le centre historique d’une grande ville du Sud de la France. L’été, la clientèle est essentiellement touristique et plutôt aisée. Les objets présentés sont dans l’ensemble plutôt chers et de qualités très diverses même si quelques stands proposent de belles choses. Une femme se tient devant un stand montrant essentiellement des objets asiatiques à des prix exorbitants. Elle a l’air intéressée par un petit vase chinois très ancien qui coûte plusieurs centaines d’euros. Elle est habillée d’une longue robe blanche en lin assez ample et de sandales « Birkenstock ». Au bras gauche, elle tient un grand sac en osier assez souple et de l’autre une grande « frite » de bain en plastique violet dont on se sert pour nager ou pour faire de l’aquagym. Elle tient, du côté du panier, le petit vase chinois et de l’autre, la grande tige violette un peu cintrée qui lui arrive au dessus de la tête. L’antiquaire regarde son vase avec inquiétude et lui fait signe qu’il peut prendre la « frite ». Il la prend et la pose au milieu des objets de son stand. Entre deux vases anciens, à côté d’une soierie et d’un petit meuble, elle dénote complètement. Le violet en mousse crissante au milieu de la subtilité des bruns patinés créé un choc visuel. Comme si brutalement, deux mondes venaient se heurter. C’est presque drôle.

12 août 2020

Deux frères assez jeunes tiennent deux étals côte à côte dans un grand marché, un étal de poissonnerie et un étal de coquillages et de fruits de mer. L’aîné a un visage très fin, les cheveux courts, il n’est pas grand. Au contraire, le cadet est grand, le visage large, les cheveux frisés et il joue de son côté « beau gosse ». L’aîné a un œil sur tout, il vérifie l’approvisionnement des deux étals, que tous les employés travaillent bien, que la file des poissons à nettoyer ne soit pas trop longue, il intervient quand il le faut, il tient les caisses et la carte bleu. Le cadet, même quand il y a beaucoup de clients, se tient au milieu de l’étal, parle et plaisante. L’aîné s’affaire et d’un œil acéré voit tout, et donne des ordres brefs. On regarde son visage sensible fermé et on se demande quelle blessure secrète fait que, tous les jours, vous ne le voyez sourire que de manière automatique et commerciale. Dans son duo avec son cadet, ce dernier aide à retrouver une jovialité un peu fanfaronne qui dénoue l’inquiétude viscérale qui tend ses regards et ses gestes. A un moment donné, dans une accalmie, les deux frères boivent un café. Et, un instant, la tension de l’un se relâche, les plaisanteries de l’autre cessent, et ils se ressemblent.

11 août 2020

Une jeune femme qui sert dans un restaurant. Brune, les cheveux noués en une queue de cheval lâche, elle est habillée simplement de noir avec des vêtements amples. Elle ne porte pas de tablier, ni est équipée d’un carnet de commandes, ni d’un tire-bouchon … On comprend assez vite qu’elle n’est pas du tout une professionnelle, qu’elle est la fille de la propriétaire qui est en cuisine et que le restaurant lui-même vient juste d’ouvrir. Elle essaie de faire de son mieux et se rend bien compte qu’elle oublie les couverts, le pain, l’eau, puis de demander si on veut un dessert, elle ne sait répondre à aucune de nos questions mais elle improvise avec beaucoup de gentillesse même si la familiarité avec laquelle elle nous parle est un peu trop grande. Vers la fin du service, on s’aperçoit qu’à une table du restaurant il y a des amis à elle et qu’ils boivent ensemble de nombreux verres de rhum arrangé. On voit qu’elle s’affaisse sur elle-même, devient plus lourde avec une tristesse dans le corps et dans le regard que nous n’avions pas perçue avant. Quand on lui demande l’addition, elle est étonnée de nous voir encore là, elle se lève avec un peu de difficultés et nous tutoie comme elle le fait avec ses amis. Elle nous avait complètement oublié, elle ne sait plus jouer son rôle de serveuse. Elle nous regarde partir comme si nous étions les premiers et les derniers clients avec une forme de stupéfaction accablée.

10 août 2020

Un homme âgé à une terrasse de café. Il n’a rien sur sa table. Régulièrement, il se lève et va voir de l’autre côté de la terrasse puis se rassied très droit et regardant fixement devant lui. Son visage est rond, les cheveux sont gris et frisés, les traits sont assez banals mais ce qui frappe sont les yeux très ronds et écarquillés. On se demande s’il a compris qu’il devait commander dedans, qu’il ne sera pas servi sinon. Il disparaît. Quand on se lève, on le retrouve de l’autre côté de la terrasse assis parmi un groupe de gens plus jeunes que lui qui, visiblement, se retrouvent avec joie. L’homme très jeune à côté de lui, vient d’arriver et lui jette de temps à autre un regard attentionné. C’est certainement lui que l’homme âgé cherchait et il n’a pas osé aller voir le groupe en son absence. Pourtant au milieu de ces jeunes gens, il est toujours assis très droit sur sa chaise, regardant devant lui fixement, en ne suivant rien précisément des yeux et sans avoir le regard rêveur de quelqu’un perdu dans ses pensées. Il est complètement absent aux autres mais certainement enfin rassuré car il ne bouge plus de sa chaise. Devant lui, un sirop de fraise ou de grenadine à l’eau avec une paille.

9 août 2020

Un couple et leurs deux enfants dînent à la table d’un restaurant avec une jeune femme. Un enfant est encore dans une poussette et s’endort assez vite, l’autre doit avoir trois ans et après avoir mangé commence à se promener entre les tables. Ils sont français mais la conversation se fait en anglais. La jeune femme parle anglais avec un accent qui semble indien. A un moment donné, le petit garçon essaie d’aller plus loin, la jeune femme a un geste pour le rattraper, mais la mère lui fait signe qu’elle peut le laisser faire. Le petit garçon a peur d’un chien et vient vite se mettre contre la jeune femme et se cache la tête dans son giron. Elle lui sourit et lui caresse les cheveux. Pendant ce temps la conversation se poursuit mais on remarque que la jeune femme ne quitte plus le petit garçon des yeux. Elle va pour se lever quand il part trop loin, mais son père le rattrape. La mère lui dit en anglais que c’est sa soirée, qu’elle peut ne pas s’occuper du petit. Elle sourit. On comprend que c’est la nounou des enfants. Invitée au restaurant pour fêter quelque chose, elle ne devrait pas travailler mais le petit garçon lui ne le sait pas.

8 août 2020

Une jeune fille aux cheveux longs très frisés, châtains clairs avec des reflets d’un roux vénitien. Elle a une large bouche dessinée, un nez fin et des yeux petits d’un bleu foncé et profond. Son visage est assez rond et a encore la fraîcheur de sa jeunesse. Elle est discrète et ne dit rien à moins qu’on ne l’interroge. Elle répond alors poliment et posément vraiment à la question. Elle regarde tout et tous avec beaucoup d’attention et semble souvent sur le point de dire quelque chose ou de poser une question mais se retient. On se demande pourquoi. Sa réserve semble maîtrisée et choisie car quand on l’entend parler à son frère ou à ses amis, elle est plutôt bavarde, joyeuse et loquace. Même sa voix change devenant plus vive et plus aigüe. Ses parents sont très bienveillants et font très attention, quand elle est là, de toujours l’inclure dans les conversations. Elle se défie de ce regard posé sur elle et tente par le silence de s’en émanciper réservant sa parole à ceux qu’elle choisit. Lors d’une conversation qu’elle écoute, elle ne peut s’empêcher de manifester de l’agacement devant ce que dit sa mère. Celle-ci se crispe tout de suite et la regarde comme on peut regarder un enfant qui a dit ou fait une bêtise. Sans se démonter, la jeune fille la regarde fixement, d’une phrase définitive la contredit calmement et retourne à son silence. Elle grandit.

7 août 2020

Un vieux monsieur assis sur un banc sur un bord de mer. Il peut entendre le ressac, les galets qui crissent et roulent. Il se tient assis très droit et regarde l’horizon sans bouger. Il est chaussé de sandales en cuir usées qui sont comme de mules, il porte une djellaba blanche et il a une petite moustache. Il est entièrement chauve. A coté de lui, posée sur le banc, une canne en bois. Un homme de son âge vient s’assoir à coté de lui. Ils se saluent à mi-voix en se penchant l’un vers l’autre et ne se parlent plus. Ils regardent ensemble la mer. A un moment donné, ils commencent à parler ensemble avec animation et un troisième arrive. Ils saluent les deux autres, il est un peu plus jeune et a un sac plastique à la main. Il sort trois verres en plastique et une bouteille de citronnade. Il sert les trois verres et les distribuent. Ils dégustent en silence leur citronnade en regardant au loin. Puis chacun fouille dans ses poches et sort une cigarette, l’allume et ils fument tous les trois dans la même immobilité. Leur regard triste est porté au delà de la mer dans une terre que le goût de la citronnade vient raviver dans une nostalgie partagée.

6 août 2020

Un homme d’une soixantaine d’années qui écoute un concert en plein air de musique classique. On remarque qu’il s’est mis sur une chaise qui lui permet de voir les musiciens mais aussi les personnages importants du village et d’en être vu. Il est sur le qui vive pendant l’entracte et regarde précisément qui parle à qui. Voyant que personne ne s’adresse à lui, il s’immisce dans une conversation que tiennent des personnes qui visiblement le connaissent mais marquent leur surprise devant cette irruption. Il arrête vite de parler mais reste avec eux, heureux d’être dans un groupe. A un moment donné, une conversation assez vive démarre entre deux personnes, il se retourne et intervient. L’une de ces deux personnes lui répond sèchement qu’elle parle de cette question avec l’autre personne et pas avec lui et qu’elle lui serait reconnaissante de pouvoir poursuivre tranquillement leur conversation. Après cette rebuffade, il ne dit rien mais le regard qu’il lance à la femme qui l’a écarté, est à la fois triste et véritablement méchant. Etre exclu lui est insupportable. Il se rassied calmement alors que le concert reprend, seul son pied bat trop fortement la mesure.

5 août 2020

Une femme d’une cinquantaine d’années assise dans une salle d’attente. Elle porte un masque, des cheveux courts teints en noir et des grosses lunettes à monture écaille. Elle tient son sac sur ses genoux. Elle a une robe bleue avec des découpes de petites figures géométriques qui est une imitation d’une robe Maje. Face à la recherche de cette tenue, on est extrêmement surprise de voir ses chaussures. Ce sont des mules très usées avec un petit talon compensé, en plastique. Souvent les femmes qui travaillent au marché et qui ont un certain âge, en portent. Elle a de grands pieds, très déformés et porte un vernis à ongles rose posé très maladroitement sur des ongles abîmés. Elle se lève alors que ce n’est pas son tour et va au secrétariat pour dire qu’elle attend depuis très longtemps d’une voix très tendue comme si elle allait pleurer. La secrétaire, qui l’appelle par son nom, la rassure, lui dit qu’on va la recevoir, qu’elle est arrivée très en avance et que ce n’est pas encore l’heure à laquelle elle a son rendez vous. Elle revient et se rassied. Elle triture les anses de son sac. Elle a peur.

4 août 2020

Une petite maison dans un jardin. La maison n’est pas neuve mais doit dater des années soixante-dix, elle est très banale. Le jardin est à moitié entretenu, l’herbe est coupée mais sèche. On est dimanche, le repas de famille se fait dehors, les enfants crient, jouent, les adultes discutent et parlent fort. Peu à peu le jardin se vide. On voit un jeune homme seul au milieu de l’herbe habillé d’une chemise blanche repassée, d’un nœud papillon, d’un costume noir ajusté et de chaussures noires cirées. Il est bien trop habillé pour un repas de famille surtout en plein été. Il a l’air presque clownesque tellement il semble incongru d’autant plus qu’il est très droit et immobile. Il est très tranquille et regarde devant lui sans que son regard ne se pose. Cela créé une sorte d’image comique de désolation, cet homme en habit devant cette maison et ce jardin sans beauté et sans verdure. Tout à coup, il se met à courir et va à son scooter en regardant l’heure. On se dit alors qu’il est en habit de travail et que le petit instant suspendu de son rêve, il a tout oublié.

3 août 2020

Un homme d’une trentaine d’années dans un hôpital. Il est habillé de noir, avec des claquettes, un short et un tee-shirt. Il entre et au lieu d’aller à l’accueil, il se précipite vers le bureau pour les radios. Il parle mal le français. La secrétaire lui dit qu’elle s’occupe des radios, que pour les scanners, il faut qu’il aille à l’autre bureau mais que de toutes les façons, il ne peut avoir rendez vous là car son ordonnance est pour un IRM et qu’ils n’ont pas la machine. Tout de suite, il s’énerve disant qu’il a rendez vous là, en tendant le papier avec force. Elle regarde la liste des rendez-vous et lui dit qu’il n’est pas sur la liste. Elle lui propose qu’il lui donne le numéro de téléphone où il a pris rendez vous pour lui dire dans quel hôpital il doit aller. Il ne comprend pas et dit que ce n’est pas normal qu’il doit faire un scanner là. Il part. Il revient en criant toujours la même chose, il a rendez vous là, pourquoi elle ne veut pas de lui, que ce n’est pas normal. Un médecin intervient, l’homme est à la limite d’exploser de colère. Le médecin à l’idée alors de lui montrer ce qui est écrit sur l’ordonnance et le mot scanner sur la porte. Il s’assied. Il regarde plusieurs fois, il voit la différence à défaut de pourvoir la lire. Il se calme. Il doit se demander où il doit aller. Le médecin lui donne un numéro de téléphone. Il part en traînant des pieds comme un enfant puni.

2 août 2020

Une femme dont on n’arrive pas à déterminer l’âge est assise en train de boire l’apéritif. Elle est habillée, d’une “combi-short” courte et décolletée léopard et chaussée de mules léopard. Elle est bronzée, faussement blonde et très maquillée malgré le soleil. La jeune fille d’une quinzaine d’années à côté d’elle est sa fille car elle l’appelle “maman” à plusieurs reprises. Sa fille est déjà très belle et va l’être encore plus, très vite. Cette jeune fille et le mari ventru et grisonnant, nous donne alors une idée de l’âge de cette femme. Elle prend sans cesse des photos et des selfies en arrangeant sa chevelure, en mettant et en enlevant des grands lunettes de soleil qui lui mangent le visage. Elle cherche à tout prix à occuper l’attention de sa famille mais aussi celles des autres tables. On aperçoit un petit sac à main léopard et un sac de courses banal. Dedans, un masque léopard. On aimerait presque attendre de la voir se lever et partir avec ce masque sur le visage. On se demande ce que se dit cette femme pour mettre en œuvre tout cela, assortir toute sa tenue dans les moindres détails dans un motif qui évoquerait une sauvagerie érotique. On ne sait si elle trouve cela beau, que cela lui va bien ou bien si c’est pour attirer, encore un peu, les regards.

2 août 2020

Un homme d’environ trente-cinq ans, très grand, large, très musclé et dont la seule présence physique dégage une force impressionnante. Il est blond, bien coiffé avec les cheveux un peu longs mis en arrière et encore humides comme sortant de la douche. Il a un visage fin avec un menton carré et assez long. De près, on voit qu’il a de nombreuses cicatrices mais que son nez, contrairement à certains de ses camarades, est intact. Il est habillé d’un costume gris marqué de l’écusson du club et d’une chemise blanche. On a le sentiment que les beaux habits, pourtant à sa taille, vont éclater sous la pression d’une force contenue. Il parle tout doucement et face aux nombreuses sollicitations, répond simplement. Son regard est bienveillant et on a du mal à se le rappeler écumant de rage quelques heures auparavant, distribuant des coups aux joueurs de l’équipe adverse qui avaient fait mal à l’un des siens. La force domptée et la maîtrise que l’on sent en lui tiennent aussi à la fatigue après avoir passé tout ce temps sur le terrain à courir, lutter, pousser, plaquer. Par instant, quand il se redresse et recoiffe vivement ses cheveux en arrière, on voit les images des matchs se superposer à celle de ce géant dompté. C’est toute sa vie qu’il abandonne un instant pour revêtir l’uniforme propret et serré du capitaine exemplaire interviewé.

1 août 2020

L’église est une belle église baroque sur une place d’une vieille ville. La façade ocre et verte est très ornée et la grande porte est ouverte. Une foule assez compacte se tient déjà dedans et d’autres sont restés dehors. Quelques-uns sont assis à la terrasse d’un café. Les gens se saluent, s’embrassent, se font signe, ce sont aussi des retrouvailles. Un corbillard arrive, empli de fleurs et d’un cercueil très simple en bois clair avec une croix sans Christ dessus. Il est porté par les hommes en noir et un cortège familial se forme derrière lui pour entrer dans l’église. Au moment où le cercueil passe la grande porte, tous se lèvent et le grand orgue joue le premier accord, puis on entend un trait de violon, rare dans ces circonstances, long et suave, il prend tout le monde à la gorge. Cette douceur et cette sensualité dans cette foule, dans ce moment-là, vous fait comprendre pourquoi on fait cela. Pourquoi c’est si important, les enterrements, les églises, les gens qui se lèvent et la musique. La douceur du violon et la force de l’orgue vous rendent presque heureux dans ce théâtre apaisant que vous avez, presque malgré vous, ancré dans votre mémoire.

31 juillet 2020

Un homme d’une cinquantaine d’années assis à un café. Il est en short, tee-shirt et tongs et a à ses pieds un panier de courses plein. Très souriant, il regarde tous ceux qui passent et quand des gens s’asseyent aux tables d’à côté de lui, il engage tout de suite la conversation. La plupart du temps, on lui répond poliment mais sans plus. Une femme d’une trentaine d’années s’installe à la table à côté de lui. Il engage la conversation, elle répond et boit son café. Il se tourne vers elle et il lui fait un clin d’œil. Elle a vu mais elle ne réagit pas. Il refait un clin d’œil avec un petit signe de la tête comme pour dire “allez, on y va !”. Elle détourne la tête. Il se penche vers elle et approche son bras, elle se recule, le regarde avec dégoût et secoue la tête. Elle se lève et va payer. Il se remet au fond de sa chaise, sourit à nouveau et regarde les passants. On se demande ce qui peut bien lui passer par la tête pour penser que cette femme allait partir avec lui. On ne sait s’il tente vraiment sa chance pensant qu’une femme seule est forcément disponible ou s’il sait qu’il sera rejeté mais que c’est juste pour le plaisir d’importuner les femmes, qu’elles n’aient pas le plaisir de savourer un café en terrasse seules, pour qu’elles se lèvent et s’en aillent.

30 juillet 2020

Une rangée de personnes plutôt âgées pendant un concert de musique classique. Au milieu, une femme avec des cheveux au carré, blancs, un peu frisés. Elle ne parle presqu’à personne alors qu’à plusieurs reprises des gens se sont adressés à elle ou ont guetté son assentiment. Elle écoute le concert mais, à plusieurs reprises, elle regarde discrètement son téléphone. A un moment donné, le son fort d’une télévision d’une maison gêne le concert. Le public murmure, elle est tendue et sa tête est comme entrée dans son cou. Sa voisine lui dit quelque chose à l’oreille. Elle hausse vivement les épaules et secoue la tête. Elle n’interviendra pas pour faire cesser le bruit. Les personnes devant elle, se retournent vers elle, puis renoncent à lui parler. Le bruit continue. Elle est responsable, élue, directrice de salle, d’astreinte, maire, peu importe, elle ne veut rien savoir de ceux qui voudrait qu’elle se lève et aille taper à la porte de la maison d’où vient le bruit mais c’est trop. Elle veut à tout prix préserver ce temps où la musique la protège des autres, les empêche de lui demander des choses, de l’interpeller, de lui reprocher ses actions, de l’avertir de ceci ou cela. La musique malgré le bruit gênant crée un espace de quiétude dans lequel elle peut reprendre son souffle.

29 juillet 2020

Un bateau dans une très belle baie de Méditerranée. Au premier regard, on pense que c’est un bateau de guerre comme il y en parfois dans cette rade profonde. Son nom immense écrit à l’avant sur toute la hauteur fait penser à un nom de bateau de la marine américaine. Sa taille, ses couleurs noir et gris, sa forme avec une proue droite, son arrière vaste et bas équipé d’une immense annexe noire, les multiples boules de radars et les antennes, tout semble vouloir qu’on pense à une arme. Pourtant, ce serait plutôt un yacht de luxe ou, paraît-il, l’annexe d’un immense yacht de luxe. Au milieu de tous les autres bateaux, voiliers et yachts blancs, il créé une grande violence visuelle. Elle est accentuée par une violence sonore exercée sur toute l’étendue de la baie par ce bateau qui laisse en route ses moteurs ou son groupe électrogène sans discontinuer comme s’il devait lever l’ancre ou faire feu dans l’urgence. Quand on arrive à ne plus le voir, on l’entend. On pense à celui qui l’a voulu comme cela et qui doit rêver de jouer à la guerre jusqu’à produire ce monstre marin dont l’agressivité est une déclaration de guerre à la mer et aux marins.

28 juillet 2020

Un homme très âgé assis dans un vieux fauteuil défoncé. Du coup, on a l’impression qu’il est très bas et très petit et que ses bras sur les accoudoirs sont un peu en hauteur. Il est habillé de chaussures de toiles de coton, d’un pantalon gris clair passablement tâché et d’un chemise bleue clair rentrée dans la pantalon qui semble tenir par une ceinture de cuir noir très abîmée. Les cheveux sont blancs et ils sont coiffés en arrière cachant peut-être un début de calvitie. Le visage est encore assez bien conservé avec le menton marqué, une bouche très fine ouvrant sur des dents très abîmées ou manquantes, un nez fort et un front haut. Les yeux semblent d’abord gris clair mais on s’aperçoit qu’en fait, ils sont d’un bleu très pâle comme s’ils avaient été délavés par le temps. Ils sont petits mais avec un halo autour d’eux et un regard qui donnent le sentiment qu’il est toujours un peu au-delà dans une rêverie singulière. Comme s’il réfléchissait en rêvant. On remarque que ses mains sont rivées aux accoudoirs et que, malgré tout, elles tremblent beaucoup, ce qu’il essaie de masquer. Ce serait comme deux pôles de luttes opposées de la profonde vieillesse amorcée entre les mains qui déraillent et le regard qui se déploie au loin sans vous voir.

27 juillet 2020

Une petite fille de huit ans. Elle a de longs cheveux bouclés noirs qui lui recouvrent les épaules et descendent jusqu’en bas du dos. Elle fait souvent le geste de les soulever et de les secouer comme pour faire de l’air. Son visage est très précisément dessiné avec de grands yeux noirs, un nez fin et une bouche ourlée. On dirait un visage d’adulte, il n’a pas du tout le flou des visages d’enfants qui sont en train de changer, de grandir. Cette acuité des traits est accentuée par le fait qu’elle ressemble trait pour trait à sa mère et qu’on finit par avoir le sentiment que les deux visages ne font qu’un. Au-delà même du visage, elle est très sérieuse et observe tout et tous avec beaucoup d’attention. Son visage est parfois grave et elle fronce les sourcils certainement pour se concentrer, pour comprendre quelque chose. Pourtant à un moment, on la surprend quand elle se penche vers sa mère et lui murmure quelque chose à l’oreille avec un air espiègle. Elle se moque visiblement des gens qu’elle regarde depuis un moment. Ce rire dans son regard et son sourire moqueur vous rassurent. Elle est quand même encore petite.

26 juillet 2020

Une toute petite échoppe à l’entrée d’un marché couvert où l’on vend des spécialités antillaises. L’homme qui la tient est grand, le visage déjà marqué et il parle beaucoup quand il cuisine et qu’il sert. Beaucoup de clients lui demandent des accras et il les fait à la demande, alors pendant qu’ils cuisent, il blague, interpelle tout le monde, semble très à l’aise. Chez lui. Souvent, il n’est pas à son échoppe et part faire des courses, boire un café, parler avec un autre commerçant, livrer quelqu’un. On est obligé de passer et repasser si on veut vraiment lui commander quelque chose. Un matin, il part longtemps, on le cherche, et on finit par demander à la boulangère juste en face, si elle sait où il est. Elle est d’abord avenante quand vous approchez, car elle croit que vous allez lui acheter quelque chose, mais quand elle entend votre question, elle fait une moue dégoûtée et vous dit “Celui-là, qu’est-ce que j’en sais ! et vous allez lui acheter quelque chose à cet homme là ?”. Le sous-entendu raciste de la phrase vous effraie. Vous restez plantée là à l’attendre comme si vous deviez les défendre, lui et sa petite échoppe, qui pourraient être poussés hors du marché par la bêtise.

25 juillet 2020

Un couple assis sur un petit parapet qui domine la mer toute proche. Il porte un “marcel” noir, un short noir un peu long, des chaussettes et des claquettes en plastique bleu. Il a une barbe brune très peu épaisse et des cheveux courts. Elle est assise plus nonchalamment, un genou replié sur le parapet. Elle porte des tongs, un pantalon de survêtement gris, une chemise noire ample à manches longues et une foulard noir de coton léger sur ses cheveux et autour de son visage. Elle consulte son téléphone portable, parle à son compagnon en lui montrant quelque chose sur l’écran. En faisant ce mouvement, son foulard tombe sur ses épaules. Elle sourit et l’arrange sur ses épaules, elle ne le remonte pas. L’homme la regarde rapidement, regarde autour d’eux et choisit de ne rien dire. Elle se tourne, regarde la mer et lui montre un bateau de pêche. Ils se retournent tous les deux, se rasseyent sur le parapet à l’envers, les jambes pendantes au-dessus de la mer, face à la baie. Ils ont rangé leur téléphone portable, posées sur le parapet, leurs mains se touchent. On dirait deux gamins.

24 juillet 2020

Une femme traverse précautionneusement l’avenue principale de la ville en tirant un chariot de courses. Elle doit avoir une soixantaine d’années et marche lentement. Ses cheveux gris sont assez courts et sont mis en plis au rouleau ou au fer, elle ne porte pas de sac mais tient un porte-monnaie dans la main qui ne tire pas le chariot. Elle est chaussée de pantoufles noires décorées de broderies sur le dessus avec des petits talons compensés. Elle porte une blouse sans manches, grise avec des petites fleurs roses, boutonnée sur le devant et en tissu brillant, comme du tergal. La blouse lui arrive aux genoux et est assez ample. Ce type de blouse est ce que mettaient les femmes âgées chez elle pour les travaux ménagers, la vie quotidienne. Vous vous arrêtez pour la regarder car elle semble être d’un autre temps au milieu de cette avenue passante. Le temps de votre enfance. Elle est exactement habillée et coiffée comme votre grand-mère. En la regardant s’éloigner doucement, vous entendez le bruissement du tissu, vous sentez l’odeur des géraniums qu’elle arrosait sur sa coursive.

23 juillet 2020

Deux jeunes garçons sur une plage, ils doivent avoir autour de seize ans. Ils nagent bruyamment en se parlant. Ils ne savent pas très bien nager, ils essaient de surmonter leur maladresse en faisant les “kékés”. Ils crient, ils s’interpellent, on n’entend qu’eux. Ils se laissent peu à peu gagner par l’euphorie de la mer et se mettent à jouer comme des gosses au bord de l’eau, à faire la course à grands renforts de gestes désordonnés, à s’asperger, à se faire prendre par les vagues et les galets. L’un d’entre eux dit qu’il n’aime pas aller loin et, un peu honteux, mais voulant se rassurer quand même, demande en riant, au maître nageur assis sur sa chaise, s’il viendra le sauver. Le maître nageur lui répond qu’il devrait apprendre à nager. Les deux garçons protestent avec véhémence disant qu’ils savent très bien nager en éclaboussant beaucoup autour d’eux mais là où ils ont pied. Après avoir capté l’attention de toute la plage, ils retournent sur les galets. Ils sont assis sur deux pliants qu’ont souvent les personnes âgées, et sirotent du coca en écoutant de la musique fort. A nouveau, on n’entend qu’eux. Ils se narrent à haute voix leurs exploits de natation comme des enfants qu’ils ne sont presque plus ou qu’ils sont presque encore et qui se racontent des histoires pour finir par presque y croire.

22 juillet 2020

Un chien tout petit, absolument ridicule avec des oreilles pointues et une queue dressée et retournée comme si elle avait été mise en plis autour d’un bigoudi. Il se promène sur le quai d’un petit port. On est très surpris car ce type de chien est toujours soit dans les bras de son maître soit dans un panier, ou au moins en laisse. On regarde autour de lui, personne ne semble accompagner ce chien. Il est seul et vaque à ses affaires de chien, renifler, humer, aller à droite et à gauche en courant, faire quelques pipis sur des endroits bien précis sentis longuement, gratter la terre de temps en temps, aboyer quand un autre chien passe, éviter les gens, aller voir du côté des poubelles. Exactement comme ferait un autre chien sauf qu’il a la taille d’un chat et qu’il nous fait immédiatement penser aux petits chiens proches de la caricature de certains films, aux “Pépettes”. Lui s’en moque et, en toute indépendance, il vit sa vie de Médor. Peu à peu, on ne se moque plus, on voit que son instinct lui fait faire la même chose que tous les autres chiens une fois débarrassé de ses maîtres. On se met enfin à le regarder comme un animal.

21 juillet 2020

Quatre femmes se retrouvent tous les jours pour faire une promenade et passe dans un étroite ruelle en pente qu’elles descendent. Elles parlent sans arrêt, le but de la petite marche étant de se retrouver et de sortir pas de faire du sport. L’une d’elle à une voix plus âgée et souvent, alors que les paroles et les rires fusent, quand elle prend la parole, les autres écoutent patiemment sa lenteur articulée. Puis, sitôt qu’elle a fini, la conversation repart aussi vite. De temps en temps, l’une d’entre elles, s’adresse à la plus âgée en lui disant : “tu as compris ? “ et continue sans attendre la réponse ou bien l’autre a répondu avec un hochement de tête. Dans la pente, elles s’aperçoivent que la plus âgée va plus vite qu’elles, elles l’interpellent et lui disent qu’elle est vraiment en forme. L’autre leur répond qu’elle, elle “ne passe pas son temps à bavarder pour ne rien dire” d’un ton sec. Les trois autres restent muettes. Puis l’une lui dit avec précaution “mais maman, il ne faut pas nous en vouloir si tu ne comprends pas tout de notre conversation, tu comprends bien qu’on s’amuse un peu ensemble”. Une parole de petite fille qui s’excuse de rire avec ses sœurs.

20 juillet 2020

Un homme d’une cinquantaine d’années qui écoute un concert de musique classique. Il est habillé d’un jean, d’un tee-shirt délavé et de tongs en cuir. Il est mal rasé et décoiffé comme s’il se levait d’une sieste. Quand il est arrivé pour s’installer au premier rang, il a fait bien attention de porter avec un peu d’ostentation sa tenue négligée. L’orchestre joue et il écoute. Après le premier mouvement, l’orchestre suspend son geste pour reprendre ensuite par un mouvement plus rapide du même concerto. Pendant ce court silence, il applaudit seul. Il ne sait pas qu’il faut attendre la fin des mouvements du concerto pour ne pas gêner les musiciens. Deux ou trois personnes suivent mais lui s’arrête immédiatement. Puis il se tourne vers les gens à sa droite en souriant d’un air entendu. On ne sait pas s’il a fait cet impair exprès voulant rompre avec les codes du concert bourgeois par sa tenue et en applaudissant quand il en a envie. On se dit qu’il est venu là pour démontrer quelque chose à la petite communauté réunie pour le concert autant que pour écouter. Pourtant, ensuite, il fera toujours très attention que les applaudissements soient nourris pour applaudir à son tour. Peut-être qu’il ne savait pas et qu’il cache au mieux son malaise par une désinvolture étudiée.

19 juillet 2020

Un couple âgé d’italiens déjeune avec un ami. Lui ressemble à l’image rêvée que l’on peut se faire d’un vieil italien : élégant sans ostentation, les cheveux et la moustache blancs immaculés, les traits fins, parlant avec juste quelques gestes des mains et un air malicieux. De temps en temps, il jette un regard à la fois désolé et tendre à sa femme qui se bat depuis qu’elle est arrivée avec son grand sac. Elle finit par le faire tomber, le vide en le ramassant, se met à quatre pattes pour récupérer tout ce qui est par terre, oublie le téléphone qui est sous sa chaise et se relève en disant que c’est de sa faute car elle ne ferme jamais son sac avec un air à la fois embêté et un peu provocateur. Il la regarde faire puis se lève, prend le sac, range posément ce qu’il y a dedans, doit s’apercevoir qu’il manque le téléphone, se baisse, le cherche des yeux, le ramasse, ferme le sac et le pose sur une chaise en face de lui. Pendant ce temps, elle se désintéresse complètement de ce qu’il fait et raconte quelque chose à leur ami en riant. Quand il se rassied, il sourit et se réinstalle dans la conversation en passant du français à l’italien avec une aisance absolument naturelle. On se demande si dans ce duo, son rôle à elle n’est pas de tout faire tomber, de tout perdre et lui, calmement et élégamment, de tout ranger, tout retrouver, tout ordonner.

18 juillet 2020

Un jeune homme traverse une place. Il est grand, mince et porte un long bermuda et un tee-shirt sans manches vert fluo, il a des tongs aux pieds. Son visage fin et beau est couronné d’un immense chignon de dreadlocks tenus pas un foulard sombre dont certaines dépassent. Il a fière allure et marche de manière à la fois nonchalante et enjouée. On pense aux athlètes jamaïcains de la course qui ont cette élégance joyeuse dans leur manière de se déplacer et de gagner. Il va et vient au début sans que l’on comprenne ce qu’il fait et puis on se rend compte qu’il regarde les étals et doit chercher un fruit ou un légume précis. Il s’arrête devant un étal de légumes et on voit que le marchand lui lance un regard sur la défensive presqu’agressif. Il n’a pas l’air de s’en apercevoir et quand il demande s’il peut se servir de courgettes du pays, le marchand ouvre des grands yeux et sourit. Le grand athlète rasta à la belle allure a un fort accent chantant et particulier du coin et il sait choisir ses courgettes. On ne sait s’il est indifférent ou juste habitué à l’agressivité qu’il peut susciter ou s’il sait que dès qu’il parle son accent l’adoucit immédiatement faisant de lui quelqu’un d’ici.

17 juillet 2020

Une femme d’une quarantaine d’années qui est massive mais semble assez sportive, dynamique. Elle est habillée d’un robe noire ample et de bottines. Ce qui frappe, ce sont ses lunettes qui viennent en avant de son visage et qui sont noires, longues et assez peu larges mais avec des montures très épaisses qui cachent quasi complètement le regard. Le visage est assez large et se termine en un menton pointu et une bouche fine. Les cheveux sont très noirs et coupés dans un carré court. Les pommettes sont marquées. On pense à un visage slave. Pourtant autre chose nous donne un sentiment de déjà vu et de malaise. On pense alors aux visages que l’on a pu voir dans des films de femmes des pays de l’Est, avec ce type de lunettes et de visage, au regard froid, au verbe violent qui en surveillent ou en interrogent d’autres. Pourtant quand celle-ci se met à rire et enlève ses lunettes pour les essuyer, on voit toute la beauté lumineuse d’un jeune visage d’une paysanne russe. On ne sait plus quel âge elle a et on se demande pourquoi elle a mis devant son regard un paravent plastifié et noir. Certainement qu’elle s’est sentie contrainte de cacher la fraîcheur éclatante qui peut troubler son image de femme de pouvoir.

16 juillet 2020

Un jeune couple déjeune devant une plage. Ils se lèvent et vont s’assoir sur un matelas pour faire une selfie d’eux deux devant la mer. Elle bouge un peu ses cheveux, donne un coup à sa frange et attend, assise. Il se recoiffe une première fois pour donner un peu de volume à sa chevelure un peu clairsemée. Il s’assied et tient le téléphone à bout de bras, regarde leur image et fait la grimace. Il se relève. Il remet en place sa chemise blanche, refait bouffer ses cheveux et se rassied. Il prend un selfie, le regarde, le montre à sa compagne, et visiblement n’est pas content. Il retourne à leur table, prend ses lunettes de soleil et les met, non sans avoir encore passé une main dans ses cheveux. Pendant ce temps, elle attend souriante et sûre d’elle, très calme. Il se rassied et ils prennent leur photo puis une deuxième. La jeune femme se relève, elle est assez grande, mince, jolie sans ostentation. Lui, plus petit, semble mal à l’aise quand ils sont debout ensemble. Il est inquiet. Sa tension semble grandir encore devant le rire de sa compagne qui pianote sur son téléphone et envoie certainement leur image sur les réseaux sociaux. Il a terriblement peur d’être encore moqué.

15 juillet 2020

Un jeune garçon pieds nus, en pantalon de survêtement relevé et tee-shirt ample et blanc, s’amuse avec les vagues au début de l’automne. Il a des cheveux courts, très blonds et une visage fin aux lèvres petites avec des yeux clairs. L’eau est déjà froide, il crie, il court, va et vient en fonction des vagues. A un moment donné, il glisse parmi les galets, se retrouve par terre et se fait mouiller jusqu’aux genoux. Il rit. Il a l’air seul mais au fond de la plage, une femme le regarde sans vraiment d’inquiétude mais quand il tombe, elle va vers lui et s’arrête en entendant son rire. Le rire aigu de l’enfant, presqu’un adolescent, nous surprend et quand on voit qu’il a des boucles d’oreilles, on pense que c’est peut-être plutôt une jeune fille. On le regarde ou on la regarde longuement s’amuser et on ne peut savoir. A voir le regard doux et attentif que lui porte celle qui semble être sa mère, les mouvements, les gestes, les cris, la vivacité de cet être joyeux, on se dit que cette incertitude est la sienne, que c’est son choix porté vaillamment face à la mer qui lui lèche les pieds.

14 juillet 2020

Un homme d’une quarantaine d’années. Il n’est pas grand, avec une densité physique, une épaisseur qui est contredite par un visage dans lequel tout est petit. On remarque immédiatement que le sourire est toujours forcé et que le mouvement incessant des yeux le contredit. Il observe tout, tout le temps, et on cherche ce qui est l’espace ou le lieu de son angoisse. Il a deux jeunes enfants qui jouent, non loin de leur mère, assez tranquillement. Dès qu’il arrive, l’un se met à crier et l’autre à faire une bêtise. Cet homme fermé a fait de l’inquiétude pour ses enfants, une obsession. Il fait presque peur dans ses gestes précautionneux, quand il enlève absolument tout qui pourrait représenter une danger, quand il passe son temps accroupi à vérifier que tout se passe bien. Il sait que les autres le voyant pensent qu’il est obsessionnel, qu’il exagère. Il se sent jugé alors il parle autant pour les autres que pour lui-même en commentant ce qu’il fait et en en donnant les raisons, tentant d’objectiver pour lui et les autres ses gestes. Il sait qu’il en fait trop mais il ne peut pas faire autrement. Il créé une tension perpétuelle qui malmène les êtres.

13 juillet 2020

La jeune femme est très brune, elle porte un chignon haut et a de jolis yeux bruns clairs. Elle porte une robe fleurie dont les courtes manches sont un peu bouffantes. Quand elle prépare votre dossier médical puis tente de vous enregistrer et de vous faire payer, elle semble perdue et le médecin, son patron doit la guider. Elle fait un remplacement. Il doit lui faire répéter plusieurs fois ce qu’elle dit car elle porte un masque noir épais, très particulier qu’elle attache par des pressions et qui semble très près de son visage. A un moment donné, le médecin est reparti et le système informatique se bloque, elle sort de derrière son bureau et sa vitre, et court vers le bureau. La vision de cette jeune femme qui court avec son masque noir fait penser à une vision cinématographique même si ce film-là, cette image-là n’existent probablement pas. On pense immédiatement aux jeunes gens défigurés pendant la première guerre mondiale et leur masque. Elle se rassied, essoufflée, et on est apaisé par le bruit de sa respiration qui nous ramène au réel.

12 juillet 2020

Un maître d’hôtel d’un restaurant de plage assez chic. Il nous demande si on a réservé et nous désigne une table loin de la mer. On lui confie qu’on voudrait entendre la mer, que c’est pour cela que l’on vient aussi, il nous dit que “bien sûr, il comprend” et il nous trouve une table plus près. Il est parfait. Habillé d’un costume noir, d’une chemise blanche mais sans cravate ce qui aurait été trop pour la situation de ce restaurant, il porte des chaussures en cuir noir, cirées. Ce costume impeccable de sa fonction est mis en valeur par son masque immaculé avec, sur le côté, le nom de la plage. Alors que tous les serveurs et serveuses suent, enlèvent leur masque dès qu’ils entrent dans les cuisines, il n’y touche pas, il ne l’enlève jamais, il va de table en table pour demander si tout va bien. A force, on a le sentiment qu’il est à part et c’est peut-être ce qu’il souhaite ou que sa fonction demande. Pourtant à un moment donné, on le surprend qui essuie son visage avec un mouchoir en coton et change de masque pour en avoir un toujours impeccable. Ce petit geste de s’essuyer nous rassure et nous fait entr’apercevoir le visage de l’homme qui doit absolument donner le sentiment qu’il sourit poliment à tous alors qu’on ne voit presque pas son visage.

11 juillet 2020

Deux petits garçons d’environ sept ans sur le quai d’un tout petit port. Ils jouent en toute liberté. L’un a un bermuda, un tee-shirt ample, pieds nus, il est bronzé, élancé, avec déjà des épaules, un beau visage fin et une coupe de cheveux savamment libres. L’autre, plus brun, est en claquettes plastiques, en short noir avec un polo délavé et une coupe de cheveux classique de petit garçon. Le premier initie les jeux, marche en équilibre au port du quai, montre les petits poissons, court vite, l’autre suit. Même quand ils marchent ensemble, le premier le devance peu. Quant l’autre le dépasse, d’un petit sautillement, il le devance à nouveau, mine de rien. De temps en temps, il remonte d’un coup de tête ses mèches de cheveux et on voit le bel adolescent qu’il va être, sûr de lui, séduisant. L’autre joue, court, touche ses cheveux, tout comme l’autre, avec un léger décalage qui n’est pas seulement dû au temps nécessaire pour l’imiter mais aussi à son manque d’assurance. A un moment donné, il se met à courir persuadé que l’autre va le suivre, l’autre ne bouge pas. Le futur “beau gosse” attend, il a toute la vie devant lui pour être aimé.

10 juillet 2020

Une jeune femme avec ses deux petites filles dans une jardinerie. L’ainée fait la tête et pleurniche en répétant que “ce n’est pas juste”. Elle veut absolument qu’on lui achète un petit chien en résine qui imite la porcelaine et sa mère ne veut pas. La plus jeune sœur se range alternativement dans la camp de l’une et de l’autre. Le combat dure pendant tout le temps de la longue queue aux caisses puis d’un coup, la mère cède, et dit à l’ainée d’aller chercher avec sa sœur un petit chien chacune. Elles reviennent. Alors que l’ainée exulte, la plus jeune à l’air plus dubitative et finit par demander “mais est-ce qu’on pourra avoir un vrai chien, un jour ?”. La mère répond qu’elles ont ces deux petits chiens et que cela suffit bien comme cela. La plus jeune regarde sa sœur d’un air inquiet, se disant certainement qu’elle préfère avoir un vrai chien que cet ersatz. L’aînée la regarde et lui fait un signe de la main qui semble dire “prenons ces faux chiens, ensuite, nous essaierons d’en avoir un vrai”. Elles caressent toutes deux la résine colorée pensivement.

9 juillet 2020

Un homme qui déjeune sur une plage avec son compagnon et la mère de l’un d’entre eux, sûrement la sienne car il est face à elle. Il est en tongs noires, en short noir assez court et en marcel gris foncé. Il est grisonnant et a un visage assez rond marqué par une acné ancienne. Pendant tout le repas, il parle. Sans s’arrêter jamais, guettant juste de temps en temps les acquiescements des deux autres. Dès que le silence menace, son angoisse est palpable et il se met à triturer sa serviette et son pain. Sur le qui vive, il interpelle le serveur pour redemander du pain, puis de l’eau, puis des nouvelles serviettes, la carte, commentant les plats, disant “c’est bon, hein” même s’il n’a pas goûté les autres assiettes, suggérant de profiter de la plage après le déjeuner, répétant “on est bien ici, hein ?”, n’attendant pas de réponse, reprenant par “ah, ce qu’on va être bien au bord de l’eau !”. Il a un besoin presque étouffant de commenter le présent pour se donner la sensation d’être là. Les deux autres personnes lui prêtent une attention mesurée, habituées certainement. Cela les arrange peut-être. De temps en temps, la mère dit quand même, “mais, oui” d’un ton rassurant pour qu’il se tranquillise juste quelques instants, qu’il s’apaise.

8 juillet 2020

Une femme d’environ une cinquantaine d’année attend pour pouvoir entrer dans un magasin. Une fois entrée, elle manifeste vivement son mécontentement mais on ne sait pourquoi. A voir le visage souriant mais excédé du commerçant, on comprend qu’elle doit souvent faire cela. Elle râle en marmonnant sans qu’on puisse distinguer vraiment ce qu’elle se dit. Elle regarde à plusieurs reprises vos deux paniers. Elle manifeste que vous la gênez. Vous continuez néanmoins vos courses en parallèle, elle regarde chaque étiquette, va vers certains fruits dont vous vous êtes servis, hésite longtemps devant les cerises et renonce. Elle va vers la caisse pour payer. Vous vous rendez compte malgré le masque, qu’elle est encore plus tendue et là, muette. Elle regarde précisément les prix qui s’affichent à la pesée et compte mentalement. Quand le commerçant dit la somme, l’arrondit plus bas, elle semble soulagée, tend la somme exacte et s’en va non sans vous lancer un regard coléreux. L’opulence tranquille de vos courses vous gêne presque. Vous allez vers la caisse et le commerçant, vous dit : “Elle râle mais c’est parce qu’elle ne peut pas acheter ce qui lui fait envie”. Il ne précise pas : “elle !” en emballant vos fraises mais il l’a pensé et vous aussi.

7 juillet 2020

Dans un port d’une petite ville du Sud de la France, il y a au moins dix voiliers quasiment alignés sur un quai. Il fait mauvais, le mistral souffle et aucun bateau n’a pu sortir en mer. Dans l’après-midi, peu à peu, on s’aperçoit que sur chaque voilier, il y a un homme. Ils sont tous de la même génération, entre cinquante et soixante ans, plutôt bien bâtis et costauds. Ils sont habillés d’un bermuda blanc ou en jean, d’un tee-shirt rayé, de chaussures de bateau ou de sandales Méphisto, tous quasi identiques. Chacun déplie, nettoie, plie, range, nettoie, soude, hisse, affale, protège, remplit, graisse, peint, vernit, ponce, colmate, colle, dessale, lime, découpe, dénoue, noue, bricole avec un plaisir et une joie perceptible. Certains parlent entre eux de bateau à bateau, rigolent, deux boivent un café ensemble. Ils forment ensemble un ballet mécanique dont même les écarts semblent faire partie d’une chorégraphie répétée. On se pose quand même une question: pourquoi n’y a t-il aucune femme ? Les leurs, certaines à qui appartiendrait aussi un bateau, où sont-elles ? Brutalement, cette fraternité des gestes et de la mer devient inquiétante.

6 juillet 2020

Un homme fort, assez jeune, au bord d’un trottoir qui attend pour traverser. Il est en short noir flottant, en tee-shirt noir assez large, et porte des baskets noires montantes. Ses longs cheveux châtains semblent mal coupés et dépassent d’une casquette blanche avec une longue visière. Son visage est épais, avec un nez très épaté comme s’il avait reçu un coup, il a une barbe naissante. Il sautille sur place et regarde régulièrement sa montre, sans prêter attention à autre chose, concentré. De temps en temps, il lève la tête vers le feu. On pense qu’il est en train de courir, de faire du sport et que son trajet est interrompu par la traversée de ce boulevard. Pourtant quand on repasse au même endroit après avoir fait des courses, il n’a pas bougé. Il continue de sautiller, de regarder sa montre, le feu mais effectivement quand il pourrait passer, il reste sur place. A un moment donné, il arrête de sautiller et il se tourne pour demander quelque chose à un passant qui lui donne une cigarette. Il allume la cigarette, ne bouge plus. Quand elle est finie, il recommence à sautiller et à guetter le feu vert. Alors qu’il s’agite comme une marionnette remontée, son simulacre nous fige dans un regard suspendu.

5 juillet 2020

Deux jeunes femmes dans un restaurant qui sont visiblement au début de leurs vacances dans une petite île du Sud de la France, un petit paradis. L’une d’entre elle, un peu ronde, avec une jolie bouche charnue, fait très visiblement “la gueule”. D’un ton las, elle regarde la carte et n’en finit plus de chercher ce qu’elle va boire, ce qu’elle va manger alors que la serveuse attend patiemment. En regardant sa compagne du coin de l’œil comme si c’était une provocation, elle annonce qu’elle va manger un plat chaud, copieux, alors que le midi est déjà très ensoleillé. Celle-ci ne réagit pas. Quand le repas arrive, elle fait la moue à la première bouchée, critique le plat mais finit son assiette. Quand arrivent les desserts, elle peut enfin manifester toute sa colère car sa compagne a pris un dessert à partager pour elles deux avec du chocolat et elle n’aime pas le chocolat. Sa compagne lui fait remarquer qu’elle ne pouvait savoir qu’il y avait du chocolat dans l’énoncé du dessert et qu’elle n’a qu’à commander un autre dessert. L’autre continue de s’énerver et lui dit “Comme d’habitude, tu n’as pas fait attention à moi! “. Alors, l’autre se tourne vers elle et très gentiment lui dit : “Qu’est ce qui ne va pas ? “. Enfin.

4 juillet 2020

Un couple de trentenaires italiens sur une plage. On les remarque parce qu’elle passe un long moment à lui masser le dos alors que lui, impavide, se tient assis, droit, sur son matelas en regardant la mer devant lui. Ils vont ensuite à l’eau. Elle, la première, entre dans l’eau et nage un peu pendant qu’il se tient debout toujours très droit, les pieds dans l’eau. Il attend un peu, dès qu’elle le regarde et va vers lui, il plonge et nage vite. Elle hésite, continue vers lui, il nage mais finit par ralentir et se laisser rejoindre. Elle l’enlace et l’embrasse dans l’eau en riant visiblement très heureuse d’y être arrivée. Il ne bouge presque pas et repart nager en l’écartant du bras doucement. Elle nage vers le bord et se retourne de temps en temps pour le regarder. Quand il sort de l’eau, il vérifie qu’elle le regarde comme quand il y est entré. On les retrouve plus tard à une table du restaurant. Elle parle vivement et longuement. Il l’écoute avec avidité, acquiesce, la regarde intensément. Dans cette inversion de l’attention, on devine une répartition possible de leurs territoires de pouvoir.

3 juillet 2020

Un homme lourd, âgé mais moins qu’il n’y paraît certainement, qui vend des objets sur le côté d’un marché. Il est là pour vendre mais il n’arrive pas à faire le minimum pour y arriver. Il répond à peine aux questions sur les objets, leur prix, et marmonne à la limite du désagréable. Quand il est obligé de se déplacer pour aller chercher quelque chose, regarder un prix, il ne fait que la moitié des gestes et souvent une fois le geste esquissé, il semble donner un prix au hasard. On n’arrive pas à savoir s’il ne voudrait pas être là, si quelque chose ou quelqu’un l’a mis en rogne ou bien si cette fatigue épaisse vient d’ailleurs. On se demande s’il n’est pas si attaché à ce qu’il voudrait vendre qu’il fait tout pour tout garder d’autant plus que la camionnette à côté de son stand est remplie d’objets encore emballés. Un couple insiste pour lui acheter une lampe, il finit par donner un prix qu’ils ne négocient pas et ils paient. Il regarde la lampe, soupire, et la leur tend, sans l’emballer, comme s’il fallait faire vite pour ne pas qu’il rende l’argent et veuille la garder à tout prix.

2 juillet 2020

Une place très minérale d’une petite ville du Sud de la France. Il fait très chaud, il n’y a pas d’ombre. Au centre de la place, une fontaine très basse et de chaque côté de ce bout d’île, des canaux assez larges. On voit de jeunes enfants qui pataugent et jouent dans la fontaine, on aperçoit et on entend des plus grands qui sautent dans le canal, qui nagent, remontent par une échelle, se houspillent, sautent à nouveau. Rien n’est aménagé pour la baignade. On regarde s’ils sont accompagnés et on voit trois femmes qui sont installées sur les longues marches le long de la fontaine avec des serviettes, des sacs de pique-nique, des bouteilles d’eau, les habits des enfants en vrac. Deux d’entre elles sont en maillots de bain et installées comme à la plage, une troisième est habillée et se tient sur le côté du bassin, elle est pieds nus et les trempe régulièrement dans l’eau fraîche. Elles parlent entre elles, jettent un coup d’œil aux enfants. La plage est à quelques kilomètres alors elles viennent prendre place dans l’espace public aseptisé auquel elles redonnent un souffle de vie qui nous fait penser aux étés anciens et aux cris des enfants qui jouaient partout où il y avait de l’eau.

1 juillet 2020

Le quai d’un port qui rutile de yachts immenses, brillants, comme boursouflés, obscènes. Sur leurs plages arrières, des gens qui boivent, dansent, mangent, discutent, sous les yeux des badauds venus là pour cela, les voir. Un peu de côté, sur un quai plus privé, un yacht gris foncé, aussi gros que les autres, avec un salon à l’arrière très vaste et ouvert. On y voit un groupe de jeunes gens entre seize et vingt ans pense-t-on, qui boivent, dansent, servis par un équipage en tenue qui régulièrement passe un plateau de flûtes à champagne parmi eux. Les jeunes gens sont tous bronzés, bien habillés, avec une élégance sans calcul. Ils sont sur le yacht de la famille de l’un des leurs, c’est leurs vacances. Ils font comme beaucoup de jeunes gens de leur âge, ils boivent, ils crient, ils écoutent de la musique fort et ils dansent. Pourtant, là, sur ce bateau, sous les yeux d’une foule modeste qu’ils ne semblent pas voir du tout, ils apparaissent dans une décadence folle et aveugle. On a le sentiment qu’à tous moments, le bateau peut couler et eux, se retrouver à nager dans les eaux sales du port. On le leur souhaite presque.

30 juin 2020

Petit, très petit, un homme d’une trentaine d’années sillonne un marché sous le soleil. Il est habillé d’un pantalon bleu avec le pli marqué et une chemisette gris clair. La chemisette est rentrée dans le pantalon. Aux pieds qui sont grands par rapport à sa taille, des sandales du genre “Méphisto”. Il marche vite mais en traînant quand même des pieds au milieu des allées. Il a un regard fixe et comme abasourdi, un sourire figé aux lèvres et tourne sans cesse car on le croise plusieurs fois. Personne ne se moque de lui, personne ne lui parle, personne ne l’interpelle comme souvent cela arrive dans les villages avec “son idiot”. Il semble seul, nous sommes en ville. A un moment donné, il va se mettre à côté d’un étal de fruits et légumes et il ne bouge plus. Il se balance en regardant les gens comme s’il jouait à la marchande, peut-être dans une conversation muette. On ne sait s’il est lié à la vendeuse de l’étal qui lui jette de temps en temps un regard bienveillant mais ne lui parle pas ou s’il s’est mis là, et c’est tout. On ne sait pas s’il parle, s’il entend, mais sa présence créé un halo creux, une apnée, au sein du bruissement de ce dimanche.

29 juin 2020

Le médecin vous appelle et vous entrez dans son cabinet à l’intérieur d’un grand hôpital. Vous l’avez déjà vu deux fois mais il porte là un masque qui décolle ses grandes oreilles qui sont encore plus visibles et risibles que d’habitude. Vous pensez à Lucky Luke et l’histoire des O’Timmins et des O’Hara. Cela vous fait sourire. Il regarde vos examens, n’a lu aucun des documents que vous aviez envoyés, pose des questions, lit tout en écoutant vos réponses. Il va vous examiner et vous demande d’enlever votre masque. Il vous montre sur l’écran ce qu’il voit avec sa caméra. Vous vous relevez, vous allez vous rasseoir après avoir remis votre masque. Il enlève le sien et vous savez alors qu’il va vous annoncer des mauvaises nouvelles. Il s’assied sur un tabouret et vous explique qu’il n’a plus beaucoup de solutions pour vous. Il vérifie du regard que vous écoutez et comprenez bien. Vous vous demandez si ceux qui ont des grandes oreilles sont les O’Timmins ou les O’Hara. Vous vous défendez devant ce qui est en train d’advenir.

28 juin 2020

Une très jolie jeune femme à la terrasse d’un café avec son petit garçon qui doit avoir deux ans. Elle est bronzée, bien habillée mais simplement, très apprêtée et maquillée. Elle met son fils devant son écran de téléphone, il grignote un bout de pain en regardant un jeu ou un dessin animé. De temps en temps, il lui prend le bras pour lui montrer quelque chose. Une amie arrive, aussi jolie, elle est accompagnée d’un petit chien, une miniature de bouledogue qu’elle tient en laisse et qui se met sous la table. La jeune mère explique que le père de son fils va venir le chercher ce midi jusqu’au soir en ce dimanche de fête des pères, et que le week-end prochain, elle pourra enfin aller faire la fête avec des amis car “le petit est avec son père”. Elle ne voit pas que chaque fois qu’elle parle de lui et de son père, le petit garçon essaie de donner un coup de pied au chien. Il y arrive parfois. Le chien couine et se réfugie dans les jambes de sa maîtresse. Celle-ci d’un geste agacé, le repousse. Le petit garçon regarde fixement l’écran mais continue d’écouter la conversation, redonne un coup de pied, le chien couine … dans ce dialogue de petits gestes violents, on ne sait pas si l’enfant et le chien ne sont pas solidaires.

20 juin 2020

Elle écrit à son bureau, sérieuse, appliquée mais elle doit se dépêcher. Elle part pour une semaine. Là où elle va, elle n’aura pas internet et aucun moyen d’écrire tous les jours une description. Ou plutôt, il y aura des possibilités de connexion mais ce sera compliqué, elle va y penser sans cesse. D’autres choses tristes lui encombrent l’esprit, elle doit s’alléger. Elle a besoin de juste regarder et de noter ce qu’elle voit. Elle va travailler et revenir.

19 juin 2020

Une femme d’une quarantaine d’années sort d’un pas décidé d’une serre reconvertie en pépinière. Elle est habillée très simplement d’un jean ample et d’un grand tee-shirt noir, ses cheveux sont retenus par un ruban et elle porte des courtes bottes en caoutchouc. Elle porte un masque et des gants en plastique fin. Elle tient un sécateur à la main et une petite binette. Elle rentre et sort de la pépinière, range les plantes aromatiques qui sont exposées dehors, à l’entrée. Elle enlève les mauvaises herbes, va dans la réserve et revient avec des soucis et des capucines qu’elle arrange sur des petites tables. Elle travaille. Elle entre dans la pépinière et discute avec une cliente et ressort. Elle regarde les romarins, les soulève, les tâte, en pose et en reprend, elle a un air soucieux. Tout à coup, subrepticement, elle enlève un gant. Elle tâte les romarins à nouveau, touche le terreau des pots et sourit en en prenant deux. Elle remet son gant rapidement et va rejoindre la cliente à la caisse.

18 juin 2020

L’homme a une cinquantaine d’années. Le visage est fin, le regard vibrant d’intelligence et d’humanité, le cheveu court, il porte de grosses chaussures de marche, un jean et un tee-shirt usé. Il tient dans la main une liasse de papiers ébouriffés, écrits à la main avec des ratures et des soulignés qui traversent presque le papier. Il semble chercher quelque chose. Son sac que l’on voit posé par terre, certainement. Il se roule une cigarette épaisse et on voit que ses doigts sont jaunis comme ceux des gros fumeurs. Il fume assez tranquillement en regardant la cour intérieure de son école. Il est en retard, les étudiants l’attendent en levant la tête vers lui mais il fume avec quand même une sorte de fébrilité. D’un coup, il jette un œil à la table commune et voit le cahier d’un autre enseignant. Il dessine dessus une sorte de cocotte au stylo bille. Il sourit comme un enfant. Il descend les marches en tanguant un peu, presque maladroitement et va faire cours. Il a oublié ses notes et son sac. Il n’a presque pas peur.

17 juin 2020

Un jeune homme s’arrête avec son vélo-taxi devant un bar ancien devenu branché d’un quartier ancien et piéton. On s’attend à ce qu’il descende pour boire un café ou rejoindre des gens mais on entend les habitués appeler “Josette, Josette”. Une très vieille dame lève la tête, sourit au garçon et se lève lentement. Elle traverse la terrasse à très petits pas dans son pantalon large, sa chemise à col “Mao” et son sac en bandoulière. Elle dit “Bonjour, Anton” et il lui demande sur un ton qui montre qu’il connaît la réponse “on va à la maison ?”. Il a un accent slave prononcé. Il lui installe un petit marche-pied et elle monte gaillardement dans le vélo-taxi. Une fois assise, elle sourit à la cantonade, certaine d’être au centre de l’attention, et donne une petite tape sur l’épaule d’Anton qui docilement commence à pédaler. Les habitués racontent que tous les jours ce vélo-taxi vient la chercher après qu’elle a fait son petit tour. Dans son sourire et dans son petit geste, on retrouve des images de cinéma avec des pousse-pousses dans des rues surpeuplées d’Asie et des hommes qui courent ou pédalent pour en tirer d’autres.

16 juin 2020

Un hôtel de luxe des années quatre-vingt sur le bord de mer d’une grande ville balnéaire. Il est laid, géométrique, daté, et fait maintenant tâche au milieu des autres immeubles plus anciens et assez beaux, il reste pourtant avec son casino, le symbole d’un certain luxe. On prend la rue qui longe l’arrière du bâtiment et on a le sentiment de changer de ville. A un chantier vide sur un trottoir et une façade, succède une boutique abandonnée d’ancien loueur de voitures, un hall d’immeuble sale, une entrée de parking pisseuse, des gravats, un restaurant fermé et le poste de police municipale gris et marron. On est surpris car on est à cinquante mètres du bord de mer, à deux pas des boutiques de luxe et les clients du grand hôtel doivent passer par là, parfois. Comme si c’était l’envers du décor, la vraie ville qui tient le carton pâte. Après un temps de dégoût, cela nous rassure presque de retrouver dans ce chantier, notre ville qui était sale et “foutraque” avant d’être entièrement dévolue au tourisme. Quelque chose d’un sud irréductible à sa marchandisation à tout prix qu’on avait vu dans certains quartiers de Rome ou d’Athènes.

15 juin 2020

Une jeune femme sur un matelas et sous un parasol d’une plage privée, allongée, tout au bord de la mer. La plage est presque vide, seuls quelques matelas sont occupés en “première ligne” mais le restaurant plus au fond, lui, est plein et animé. Elle se relève et s’examine longuement comme si elle cherchait quelque chose sur sa peau. Puis elle enfile lentement un courte robe cintrée boutonnée sur le devant qu’elle ne ferme pas complètement ce qui met en valeur sa poitrine opulente et elle chausse des claquettes de marque italienne avec des cabochons brillants. Elle refait ensuite sa haute queue de cheval, se regarde dans un miroir de poche, touche ses sourcils et met du brillant sur ses lèvres. On pense qu’elle va prendre son sac pour partir ou aller déjeuner mais elle ne fait que traverser la plage et le restaurant à pas mesurés pour aller aux toilettes. Elle revient, repasse avec la même lenteur calculée, se déshabille lentement et se réinstalle sur son matelas. Pendant tout ce temps, son compagnon n’a pas bougé ni même levé le regard de son livre.

14 juin 2020

Un homme à la caisse d’un magasin de meubles et d’objets. Il est habillé en noir avec le nom du magasin qui sert de logo sur le polo. Ils ne sont que deux dans tout le magasin et il est pressé de toutes parts par des clients qui veulent des renseignements ou payer. Il vous a vu attendre patiemment et il sait que cela fait longtemps, il vous apostrophe pour vous demander ce que vous voulez car “il obéit toujours aux femmes” en essayant de créer une complicité avec vous. Il voit que vous souriez poliment mais il comprend tout de suite qu’il ne faut pas qu’il aille sur ce terrain-là avec vous. Il reste un court moment silencieux en vous menant vers le meuble sur lequel vous voulez un renseignement et très vite, il essaie de trouver le moyen de se rattraper en racontant qu’il vit avec quatre femmes. Il dit un mot sur ses trois petites filles pour vous toucher car vous continuez à montrer qu’il ne vous embarque pas avec ces plaisanteries sur les femmes. Il arrive devant la table qui vous intéresse et là, il vous dit “vous serez bien autour de cette table avec votre mari et vos enfants à manger vos bons petits plats”. Vous le regardez effondrée, il le voit, il ne comprend pas mais il sourit, il veut vous vendre la table.

13 juin 2020

Une femme assez âgée assise à une table qui parle avec deux personnes. Elle s’appuie lourdement sur ses avants-bras et de temps en temps se redresse vivement. On ne sait pas si c’est à cause d’une douleur dans le dos ou parce que, d’un coup, elle pense à son maintien et ne veut pas paraître avachie. Sa voix est coupante quoiqu’elle dise et sans réelle nécessité car la conversation semble plutôt calme. On sent que c’est son ton quoiqu’il arrive peut-être par une volonté intrigante de ne pas vouloir être interrompue ni contredite. Il est difficile de savoir si, pour elle, ses interlocuteurs n’existent que comme oreilles qui se doivent d’être attentives mais muettes, ou bien, si elle ne veut surtout pas oublier ce qu’elle tient absolument à dire comme son âge pourrait le faire penser. Quand elle n’arrive pas à ses fins, immédiatement, elle fait un geste d’agacement d’une main et tout son visage se durcit d’une moue presque méprisante. Elle veut tellement se prouver et prouver à tous qu’elle est encore à la hauteur. Pourtant dans cette lutte, elle laisse avant tout jaillir sa peur, comme si avoir tort, juste écouter, c’était encore trop, c’était vieillir.

12 juin 2020

Une conversation entre cinq personnes dont certains semblent bien se connaître et d’autres presque pas. Ils discutent de films, de livres, de balades, de leur ville, la parole circule vite et de manière très fluide et, malgré les différences de points de vue, le ton est très bienveillant. On est surpris car un homme ne dit rien. Il est âgé mais pas plus que certains autres, et souvent, certains le regardent pour voir s’il veut prendre la parole. On comprend qu’il doit être concerné par certains sujets. A un moment donné, il semble prendre son élan et dit “c’est comme ce qui m’est arrivé …” et entame un récit qui très vite semble complètement décalé du sujet des échanges et anecdotique. Comme si à un moment donné il avait voulu juste être au centre de l’attention. Cela surprend de la part de cet homme que l’on perçoit comme plutôt discret. On dirait que d’un coup, il s’est dit, “il faut que je dise quelque chose quand même”, alors qu’il aime écouter plutôt. Comme s’il obéissait à une convention sociale de devoir faire la conversation qu’il aurait apprise tardivement. Il se force. Il s’applique mais son mime social tombe à côté.

11 juin 2020

Un homme d’une trentaine d’années boit un café avec deux amis de son âge. Il est extrêmement soigné, habillé d’une chemise blanche ouverte sur sa poitrine et retroussée à mi-bras, une montre voyante et deux bracelets en cuir et métal. Sa barbe très noire est coupée à ras et ses bords sont nets quasi géométriques. Sa coiffure est étrange, les cheveux sur le haut de son crâne sont gominés et réunis en une toute petite couette mais de chaque côté, ils sont courts. Les lignes entre chaque zone sont très marquées et là aussi, nettes. Il parle avec animation de la finale d’une émission de télé-réalité qui a eu lieu la veille et il dit qu”‘il est dégoûté” du résultat. Celui qui était son favori, un certain Claude qu’il pare de toutes les qualités, a perdu et bien entendu, il pense que c’est truqué pour “qu’une meuf gagne”. Les autres acquiescent. Il ne peut s’arrêter d’en parler, s’emballe et se projette dans cet échec d’un autre, comme le sien. On sent que sa colère l’aide à accepter l’émotion qu’il a ressentie la veille quand Claude a perdu.

10 juin 2020

Un couple d’un certain âge est assis du côté “lounge” d’un restaurant sur la plage. De dos, ils disparaissent presque dans deux fauteuils monstrueux faits d’un moulage en plastique jaune criard d’un “fauteuil d’époque” agrandit. On sait que c’était la mode de reproduire en plastique des meubles anciens ou d’intérieur mais cela dénote vraiment au milieu du teck de cette plage plutôt chic. Ils les ont peut-être choisis car ils sont volumineux, l’homme est très corpulent et, de face, occupe pleinement son siège. Il y semble très à l’aise et a entre les mains un I-pad qu’il ne cesse de consulter. Quand on arrive pour s’assoir à une table près, il lève la tête et reprend immédiatement. Pendant ce temps sa femme, beaucoup plus gracile que lui, regarde son téléphone portable. Cela donne le sentiment qu’elle est comme une miniature perdue dans tout ce jaune. Ils ne se sont pas dits un mot mais semblent tous les deux tout à fait sereins et échangent parfois un regard complice. Peut-être regardent-ils la même chose ? ou bien peut-être s’écrivent-ils ce qu’ils ne peuvent pas se dire ?

9 juin 2020

Un homme seul qui regarde la mer. Il est debout sur les galets, les jambes légèrement écartées, les pieds chaussés de baskets blanches, un peu enfoncés dans le sol. Son regard est très fixe mais quand il tourne la tête à droite et à gauche, il y a comme une inquiétude dans son regard qui semble chercher quelque chose ou quelqu’un. Il s’assoit et prend une bouteille d’eau dans sa poche. Il boit à la bouteille lentement, longtemps. Il tourne de nouveau la tête comme s’il avait peur d’être épié. Il regarde la mer, vérifie qu’il n’est pas épié, et recommence. En le regardant depuis la promenade, d’en haut, on a le sentiment d’une chorégraphie répétitive et inquiétante. A un moment, ses épaules s’affaissent et il s’assoit de manière plus tranquille, plus installée. D’un coup, il se relève et recommence. Pourtant rien ne semble le menacer. Seule, la mer gronde un peu.

8 juin 2020

Un jeune papa et sa petite fille entrent dans la boucherie. Elle dit : “oh, les bananes”. Tout le monde sourit mais elle semble très sérieuse. Son père lui demande où elle voit des bananes. Elle montre un poulet entier. Son père lui explique que c’est un poulet et que dans une boucherie, on vend de la viande comme le steak haché ou les saucisses. Il lui parle des cuisses de poulet qu’elle aime bien et qui viennent de cet animal qui est devant elle. Elle dit que c’est jaune. Il lui répond que tout ce qui est jaune n’est pas une banane mais devant le poulet elle continue à dire “banane, banane, banane”. Pour détourner son attention son père lui propose d’un ton enthousiaste des saucisses pour accompagner la purée de ce midi. Elle dit oui mais continue de regarder le poulet. Il est entier avec sa tête, sa crête et son bec tournés vers elle, juste à sa hauteur. C’est peut-être cela qu’elle essaie de mettre à distance en faisant intervenir une autre image. Elle se bat contre cette vision entourée de toutes les autres viandes crues, rouges, avec les os saillants.

7 juin 2020

Un enfant crie. Au début, on pense qu’il est juste très énervé puis on entend que ses cris deviennent plus aigus comme quand on a peur. Aux bruits d’eau et aux voix, on comprend qu’un homme est en train d’essayer de lui apprendre à nager. La voix est très calme et l’enfant semble s’apaiser en battant très forts des pieds et des mains. Mais peu à peu, les cris de peur reviennent, s’amplifient et la voix masculine s’énerve un peu. On entend aux bruits que font ses pas au bord de la piscine, que l’enfant en est sorti et il hurle avec colère que “jamais, jamais, j’y retourne, papa”. On comprend qu’il est plus grand que ce que l’on croyait. Le père rit et le traite de peureux. D’autres rires s’élèvent, ils sont certainement entre amis ou en famille. Au ton de sa voix, on sent le père gêné devant les autres de s’y être mal pris ou d’avoir un fils poltron. Il propose alors une partie de foot à son fils qui refuse et dit “ ça aussi, jamais plus”. Il y a comme un silence puis des rires à nouveau. Mais on n’entend pas de ballon. Le fils chantonne à haute voix presque triomphalement. Il grandit.

6 juin 2020

Une serveuse dans un café sur une grande place d’un marché du centre ville. C’est un vrai marché avec des habitués et les habitants de la ville, pas celui pour touristes plus près de la mer. Tout autour de la place qui couronne les nombreux étals, il y a plusieurs cafés dont certains font aussi restaurant. C’est la première fois aujourd’hui qu’on peut boire un café en terrasse, assis, en lisant le journal local et grignotant quelque chose. Cela fait plus de deux mois que cette jeune femme n’a pas servi comme cela des clients. Ceux-ci sont heureux de retrouver leur terrasse, leurs habitudes, ils s’interpellent, disent des bêtises, rient. Derrière le masque qu’elle doit porter, on peut percevoir qu’elle fait la gueule, comme toujours. C’est plus difficile à percevoir que d’habitude mais elle continue à faire semblant de ne pas voir ceux qui l’appellent, elle parle longuement avec un client servi alors que d’autres sont pressés, elle passe à côté de tables sales sans les nettoyer. On est presque heureux de la retrouver inchangée et un peu triste aussi pour elle qu’elle ne puisse pas, même ce jour-là, participer à la joie collective. Mais elle travaille.

5 juin 2020

Un couple choisit des lampes et des ampoules au rayon luminaire d’un grand magasin de bricolage. Il tient le charriot pendant qu’elle se déplace dans le rayon qui est assez grand. Ils échangent sur les choix possibles, les prix, les contraintes qu’ils ont, et au fur et à mesure qu’elle s’éloigne, ils haussent le ton jusqu’à crier. Les gens autour les regardent, se regardent entre eux, certains rient car ils savent tous maintenant que leur cuisine est jaune, qu’ils sont un “peu justes ce mois-ci”, qu’elle n’aime pas le noir et qu’il n’aime pas le bois et les “chichis”. Ils sont seuls. Ils se parlent en criant comme s’ils étaient chez eux, d’une pièce à l’autre. Ils ne perçoivent absolument pas l’impudeur de cette situation et si on la leur révélait, ils ne comprendraient pas. On est là, et collectivement, nous avons tous l’impression d’être transparents pour eux, des objets. C’est à la fois drôle, car cette sensation est partagée et crée une complicité, et inquiétant, car on a le sentiment que nous sommes transformés en voyeurs de leur intimité.

4 juin 2020

De loin, on perçoit cinq corps d’hommes adultes, jeunes sur le toit plat d’un immeuble. Un sixième arrive par une porte qui doit ouvrir sur un escalier. Ils semblent désœuvrés. Certains écoutent de la musique avec des casques en regardant au loin, d’autres regardent, écrivent, jouent avec leur téléphone portable et parfois ils se disent quelque chose. Mais pas plus. Ils ne font rien ensemble mais ils sont ensemble. Ils ne s’installent pas, ne s’assoient pas, ils bougent lentement. L’un d’entre eux s’amuse à courir tout autour du toit, à sauter, et à un moment donné, danse, les autres semblent en rire. Ils sont à l’air libre, le toit est assez grand mais ils sont entourés par le vide des dix étages. Quand l’hélicoptère jaune de l’hôpital tout proche passe au dessus d’eux, ils le regardent tous jusqu’à ce qu’il disparaisse. On pense aux cours des prisons au moment des promenades avec ces hommes qui tournent en rond et semblent obéir à un ordre établi dont on ne connait pas les règles.

3 juin 2020

Un homme s’arrête devant un restaurant qui ne fait plus que de la nourriture à emporter, des pizzas, des pan-bagnats, des pissaladières, des boissons et des desserts. Il semble habitué et commande une pizza et une bière. La jeune femme qui est à la caisse lui dit qu’il y a un peu d’attente et lui propose d’aller s’assoir sur les marches devant la restaurant. Contrairement aux autres hommes qui attendent, il ne semble pas être en habits de travail. Il s’assied et boit sa bière à petites gorgées. Il regarde dans le vide mais de temps en temps il suit des yeux les jeunes femmes qui passent devant lui. Son regard s’attarde sur celles qui sont peu vêtues ou particulièrement apprêtées, jeunes et minces. Quand on l’appelle pour la pizza, il rachète une bière plus grande. On pense qu’il va partir ailleurs la manger comme tous les autres qui prennent la direction de la plage. Il retourne sur les marches et mange sa pizza là, très vite, et continue de siroter sa bière.

2 juin 2020

Un petit bateau sur la mer. Quand vous prenez les jumelles pour le regarder, vous voyez que c’est un beau pointu avec un pêcheur dedans. Il tient la barre et avance dans la mer vers son filet que vous repérez à son petit drapeau rouge. Il arrive près du filet, arrête ou baisse le moteur et se penche longuement puis commence à remonter son filet. C’est très long et on suit ses mouvements qui montrent l’intensité de son effort. Quand il a fini, il regarde longuement dans son bateau, il travaille certainement à trier son poisson car on le voit régulièrement rejeter du poisson à la mer. A un moment donné, il s’arrête et se relève. Il se tient très droit dans le bateau. Il regarde la ville devant lui, très près, silencieuse, sans voiture et sans promeneur. Il se retourne et regarde longuement la mer. On se rend compte avec lui qu’il est absolument seul dans une mer déserte jusqu’à l’horizon. Il s’assied et reste longtemps à regarder légèrement balloté par les vagues. Il en profite car demain ce sera fini de ce silence et d’avoir l’immensité pour soi.

1 juin 2020

Une femme se tient sagement sur une chaise en paille à côté de son étal de fruits et légumes. Elle est jolie, les cheveux sombres et porte un tablier sur une robe à fleurs. Dès que vous approchez, elle vous attrape du regard mais attend, ne se lève pas et ne s’approche pas. Elle a perçu tout de suite, en bonne commerçante, que vous étiez une cliente potentielle mais qui voulait pouvoir regarder tranquillement les produits. Pourtant dès que vous saisissez un carton de fraises, elle se lève un peu trop vite, comme si elle bondissait, et vous propose un carton plus gros dont elle baisse le prix. Elle a un accent italien prononcé et depuis des années que vous la voyez sur ce marché, vous savez qu’elle le cultive soigneusement. Elle sait qu’il touche la nombreuse descendance des italiens venus dans cette ville qui n’est française que depuis peu.

31 mai 2020

Un homme descend en courant votre petite rue puis, plus tard, la remonte en soufflant dans la pente raide. Il est habillé comme le parfait “jogger” avec son pantalon moulant, son tee-shirt mouillé de sueur, les baskets sophistiquées, la montre qu’il consulte régulièrement et une casquette sur des cheveux très courts. On remarque qu’en revanche, il n’a pas de casque ou d’écouteurs sur les oreilles. Quand il passe devant vous, vous lui dites bonjour mais il vous répond comme à regret. Sa voix est presque agressive et son regard mauvais. Il jette toujours en passant un long regard à votre maison et c’est comme s’il vous reprochait d’être la propriétaire de cette si belle maison au jardin fleuri qui regarde la mer.

30 mai 2020

Une rue dans une vieille ville touristique désertée mais avec ses habitants qui vont et viennent. A un angle de trottoir, une table basse et un fauteuil en osier blancs tous les deux, sur le fauteuil, un coussin bariolé. Sur la table un journal replié et un peu chiffonné et une tasse de café et sa soucoupe. Un homme est assis dans le fauteuil, confortablement, une jambe repliée sur l’autre et regarde devant lui, jette un œil aux passants, en salue certains. D’une soixantaine d’années, habillé simplement, il a décidé de s’installer là. Les terrasses des cafés fermée, il s’est trouvé une place. Une réoccupation de l’espace public qui fait se rappeler ces moments l’été où les gens descendaient de chez eux avec leur chaise et discutaient, quand la chaleur s’évaporait peu à peu.

29 mai 2020

Deux personnes âgées sont assises côte à côte sur un banc face à la mer. Elle tient une canne dans une main. Ils ne se parlent pas et regardent devant eux avec intensité. Ils sont très chics sans aucune ostentation. Lui à un pantalon gris et un polo blanc avec de fines rayures horizontales d’un gris un peu plus soutenu que son pantalon et il tient à la main une casquette beige. Elle est en pantalon un peu large bleu clair, en lin certainement, et porte un chemisier ample bleu plus foncé à larges fleurs blanches. Ils ont tous les deux les cheveux courts et blancs. Au pied des espadrilles noires pour lui et bleues foncées pour elle. Sur le visage, ils ont le même masque immaculé tenu par des élastiques derrière les oreilles. Ils se tiennent la main et leurs doigts sont fortement enlacés pour cette première sortie au plus près des vagues.

28 mai 2020

Une jeune femme pousse une poussette dans un chemin. Elle est habillée de noir avec un legging, un grand tee-shirt et des baskets. Elle tient d’une main, la poussette noire aussi, assez haute sur roue. Dedans, il y a une petite fille d’un an environ, habillée de blanc et de rose avec un serre-tête et qui tient dans la main un jouet vert et bleu sans qu’on puisse savoir avec certitude ce que c’est. Elle essaie d’attirer l’attention de sa mère ou de sa “nounou” en agitant les bras et le jouet avec vivacité et en la regardant. De dos, on a l’impression que celle-ci regarde au loin, dans le vide. On s’aperçoit qu’elle tient un téléphone contre son oreille et que tout le long du chemin, elle parle. Quand la petite fille fait tomber son jouet, elle coince le téléphone contre son oreille et le ramasse de sa main libre. Elle ne l’a toujours pas regardée.

27 mai 2020

Un enfant de cinq ans environ regarde, à travers une vitrine, un chiot qui dort dans son panier. Il est très attentif, silencieux, puis dit avec conviction à sa mère qu’il doit absolument avoir ce chien. Elle lui explique toutes les contraintes que représentent un chien et qu’il est encore trop petit pour s’en occuper. Quand sa grand-mère arrive, il l’emmène immédiatement voir le chiot et lui explique doctement qu’on ne peut pas avoir de chien car ils font pipi partout. Pourtant quand un garçon d’une dizaine d’années, plus grand que lui, prend le chiot dans ses bras dans le magasin, son visage se fige. Il se retient de demander à nouveau un chien, il pense qu’il faut mieux qu’il se taise et attende d’être plus grand. Qu’il faut qu’il mette toutes les chances de son côté. Il grandit.

26 mai 2020

Une femme d’un certain âge parle avec son mari dans leur jardin qui fait face au vôtre. Vous êtes en train d’arroser quand elle se tourne vers vous et vous parle pour la première fois depuis votre emménagement. En échangeant avec elle, vous vous apercevez qu’elle a une veste cintrée de costume blanc avec un col brillant, un petit haut noir avec de la dentelle, qu’elle est maquillée et coiffée d’un chignon de cheveux faussement blonds. Vous êtes surprise par le contraste entre le lieu où elle se trouve, son jardin, la situation, elle ne semble pas sur le point de sortir et échange calmement, et ce soin apporté à sa tenue. On dirait qu’elle est déguisée. Vous ne pouvez vous empêcher de vous demander ce que cela cache.

25 mai 2020

Le petit magasin de fruits et légumes est simple avec des produits locaux et les deux hommes qui s’en occupent sont très avenants. On remarque que devant le magasin stationne en permanence une camionnette ou un scooter. Un homme chauve, qui semble plus âgé que les deux autres, est assis dedans ou dessus. Il ne fait rien. Ou plutôt il semble surveiller en permanence le magasin. L’un des patrons l’interpelle par son prénom, Hugo, et lui demande d’aller livrer un panier à côté. Il se lève et on s’aperçoit qu’il marche difficilement comme les gens qui ont eu la polio. On voit pour la première fois son regard. Il est vitreux, sans couleur et complètement perdu comme celui des toxicomanes. Il répète l’adresse et part lentement. Le patron se tourne vers nous et nous dit avec beaucoup de tendresse dans la voix : “bah, on ne le revoit plus avant midi”.

24 mai 2020

Chaque jour, une dame descend précautionneusement le raccourci goudronné. Vous pensez qu’ensuite elle fait le tour par la grande route qui donne sur la mer et rejoint une des maisons cossues au-dessus d’un grand tournant. Elle semble âgée car elle marche à pas très mesurés mais sa chevelure est châtain foncé coiffée en un savant chignon. Elle est emmitouflée d’un manteau brun plutôt chic et ample et d’une écharpe d’un brun plus chaud avec des pompons noirs alors qu’il fait déjà chaud. A ses pieds, des “stan smith” noires. Sa lenteur nous fait penser qu’elle est très âgée mais sa tenue très droite et l’absence de canne pour s’aider nous fait douter. On ne sait quel âge lui donner et on pense à quelqu’un de plus jeune, convalescent, qui s’astreint chaque jour à son petit tour pour réapprendre à marcher, à respirer, à se promener.

23 mai 2020

Un homme qui en fait trop. Comme un titre, dès que vous le voyez bouger, cette phrase vous vient à l’esprit. Habillé sobrement d’un costume noir sur un tee-shirt gris mais avec des baskets de marque voyantes, il virevolte autour d’un couple d’une cinquantaine d’années. Sa manière d’être gentil devient obséquieuse tant il fait des compliments en décalage avec la réalité de ces deux personnes simples. Très vite, ce trop plein de niaiseries sonnent faux et tourne en une moquerie travestie. Comme s’il prenait à témoin un spectateur, en faisait un complice malgré lui, de ce mépris déguisé. Cela nous met mal à l’aise, on a presque honte pour lui et pour nous. Qu’est ce qu’il veut leur vendre ou leur faire acheter ?

22 mai 2020

Une femme se promène avec un tout petit chien sur la Promenade des anglais. Elle regarde tout autour d’elle et cherche du regard les passants. Elle est grande, plutôt mince dans une robe vert olive à rayures noires et marche avec des petits talons compensés en toile comme si c’était des hauts escarpins. Elle a les cheveux longs, raides et teints en un blond tirant sur le roux, assez artificiel. Elle se tient à côté d’une barrière et s’attend visiblement à ce qu’on la regarde. Elle baisse les yeux sur son chien qui pisse à deux reprises sur la barrière. Elle relève le visage et sourit presque triomphalement en tirant sur la laisse. On se demande pourquoi elle semble contente alors qu’on aurait un peu honte à sa place. Elle a du croiser un regard, enfin.

21 mai 2020

Deux hommes derrière une haie dense dans un chemin privé. On ne sait pas exactement ce qu’ils font mais on les entend bêcher, couper du métal, de la pierre, transporter des matériaux dans une brouette. Tout cela dans une assez bonne humeur, avec des plaisanteries, même si on les entend parfois soupirer et ahaner devant la difficulté de leur tâche. Très tard dans la matinée, on perçoit une voix de femme, puis deux et ils quittent leur chantier pour déjeuner avec elles sur une terrasse en contrebas. Les rires, les exclamations, les longs récits, prolongent infiniment le repas pendant tout l’après-midi. Le chantier abandonné ne semble qu’être le prétexte à des retrouvailles joyeuses.

20 mai 2020

Une longue file de gens avec des masques qui s’appuient sur leurs chariots qui débordent de plants de légumes, de fleurs, de sacs de terreau, de pots en céramique, de boites d’engrais. Sagement, ils attendent pour payer et font bien attention de rester loin les uns des autres comme cela leur est demandé. Personne ne déroge à la règle même si certains manifestent leur impatience. Il y a quelque chose d’étrange et triste de voir ces allées de bout de nature encagée et de penser à toutes ces jardinières, à tous ces jardins forcément dans la ville ou près d’elle. L’écart se creuse entre la docilité partagée en alignement et l’image que l’on pourrait avoir de la nature. Alors que le désir de jardin est tellement fort, on a le sentiment que l’on est devant un morne mime trop ordonné. Ce que l’on voit ne sont plus les gens qui font la queue mais les plantes qui en file indienne patientent sagement.

19 mai 2020

On entend sur le marché, une voix de femme rauque et cassée qui raconte une histoire, avec des rires, qui s’arrête, quelqu’un renchérit, elle reprend. On s’arrête pris par une émotion vive d’un souvenir d’enfance. On retrouve instantanément le souvenir de femmes autour du lavoir dans le village qui parlent entre elles, s’exclament et rient. Des voix comme celle-là, avec cette fêlure, qui ne racontent pas grand chose mais c’est quand même important. D’ailleurs celles qui ne disaient rien se faisaient plaisanter, rabrouer: “et alors, tu dis rien ? “. On écoutait, on ne comprenait pas grand chose de ce qui se disait mais ces voix rocailleuses des femmes des villages mêlées au bruit de l’eau qui s’écoule étaient des moments de quiétude attentive. Cette voix dans la ville bruissante, cette voix qui se casse et s’éraille dès qu’elle parle vite, nous ramène aux présences douces et minérales des oliviers dans notre vallée.

18 mai 2020

La chevelure domptée par une queue de cheval semble démesurée, dense, épaisse, frisée pour une si petite tête. Presque malgré elle, cette masse flottante lui donne un air gai et libre. Le visage semble toujours avenant et pétillant comme porté par cette chevelure extravagante qu’elle tente de maîtriser mais dont elle joue aussi. Une fois, on l’avait vue avec des tresses et une robette, mimant la petite fille qu’elle n’est plus. Un jour pourtant, on l’avait surprise énervée et d’un coup, la bouche était devenue dure et le regard froid. Le casque de la chevelure s’est instantanément transformé en une forme menaçante. On a pensé aux représentations de Méduse surtout à celle du Caravage avec les serpents qui nous avait toujours fait peur.

17 mai 2020

Un jeune homme d’une vingtaine d’années qui livre, range, jette, enlève, ajoute des fruits et des légumes dans un petit magasin de primeurs. Il n’a jamais affaire à la clientèle sauf quand il doit aider quelqu’un à porter des paniers trop lourds chez lui ou vers sa voiture. Il ne dit jamais un mot et obéit aux deux patrons avec célérité. Il va et vient avec cageots et cartons, et alors que tous prennent garde de se tenir à distance, que la plupart ont des masques, il semble ne faire attention à rien, ni à personne. On le regarde faire et ses mouvements, obéissant à sa logique de travail, ne prennent pas du tout en compte les consignes obligatoires. Il a tellement l’habitude d’être invisible dans les échanges entre ses patrons et la clientèle qu’il a fini par penser qu’il l’était. Il travaille comme s’il était seul et certainement que pour lui, il l’est.

16 mai 2020

Un homme d’un certain âge sur un vélo qui roule lentement sur la piste cyclable d’un magnifique bord de mer. Il s’arrête et pose un pied à terre pour parler à quelqu’un qui est à pied et qu’il n’a visiblement pas vu depuis longtemps. Ils s’exclament de loin puis échangent des nouvelles sur ces dernières semaines, sur leurs familles, quelques connaissances et chaque fois que les nouvelles sont bonnes, ils disent ensemble “ah, tant mieux, tant mieux”. Ils ont l’air gênés comme s’ils n’osaient pas vraiment parler et voulaient se limiter à échanger des informations anodines. Pour eux deux, raconter la peur de tomber malade, de mourir et l’effroi de voir les gens de leur âge tomber, serait aller trop loin, une défaite même. D’un coup, pour dénouer cette tension et ces non-dits, le cycliste dit “enfin, si on est là pour en parler, c’est qu’on n’est pas morts, hein ?”. Ils sourient alors tous deux et se regardent vraiment, enfin, avec émotion. Ils laissent venir la tristesse partagée.

15 mai 2020

La maison est neuve, quelconque avec sa couleur beige et ses balcons à balustres mais elle a une belle vue sur la mer et un joli jardin. La jeune femme qui y vit semble ne jamais se préoccuper de l’extérieur et ne sort que rarement sur la terrasse devant la porte-fenêtre de sa chambre. Les jours de grand soleil, elle s’installe dans un transat en maillot de bain et bronze, des écouteurs sur les oreilles, sans jamais regarder la mer. Elle vit dans cette maison comme dans un appartement du centre ville. Alors qu’elle y est seule avec son compagnon, on dirait que pour elle, le jardin, est un espace qui ne lui appartient pas. On imagine qu’arrivée récemment dans cette maison, elle ne s’est pas encore détachée de la vie en appartement avec balcon qu’elle a eu jusqu’à présent et qu’elle reste attachée à cette mesure ancienne et rassurante de l’espace urbanisé. Elle n’arrive pas à prendre la géométrie de l’opulence nouvelle.

14 mai 2020

Une voix de femme au téléphone, encore jeune, mais assurée, avec un léger accent un peu traînant. Elle prend de vos nouvelles longuement mais il y a une urgence contenue et un peu contrainte dans sa voix. Vous sentez qu’elle vous téléphone pour quelque chose de précis et qu’elle n’ose pas encore se lancer. Elle va vous demander votre avis. Vous acceptez de l’aider mais vous essayez de mieux comprendre et vous commencez à poser des questions. Immédiatement, vous comprenez que vos questions la dérangent car tout de suite vous soulevez un problème important qui va nécessiter de revoir le projet qu’elle vous soumet. Elle vous remercie mais on sait bien qu’elle aurait préféré que vous donniez un avis cosmétique. Que vous jouiez le jeu de faire semblant que c’était bien. Elle ne peut s’empêcher de penser qu’elle était sûre que cela allait se passer comme cela. Elle s’en serait voulu de ne pas prendre votre avis mais elle avait peur de votre regard trop absolu. Il va falloir tout repenser et sa panique revient.

13 mai 2020

On entend au loin une musique, quelque chose de très rythmé avec beaucoup de basses. On pense d’abord à du rap et puis non, plutôt du hip-hop ou du R’n’B. On associe cette musique très forte à des adolescents ou des jeunes gens. Effectivement, le son monte encore, gênant tout le voisinage et on entend des voix jeunes qui crient et rient venant d’une maison de vacances en contrebas. Très vite, les cris ne sont plus joyeux mais tendus, ils deviennent inquiétants et on sent comme une menace qui nous alerte. On perçoit une violence sourde dans les tonalités des voix mais on ne sait qu’en penser. On écoute plus précisément et on se rend compte qu’on ne réussit pas à savoir si cette violence tient à une manière de s’exprimer et de se parler entre amis ou s’il se passe vraiment quelque chose. Ce n’est pas la langue que l’on ne comprend pas mais le ton. On se sent perdus et impuissants et on attend avec une peu de fébrilité que les rires reviennent. Puis tout à coup plus rien, le silence, et le quartier reprend sa bourgeoise bienséance. On regrette presque cette émotion soudaine.

12 mai 2020

L’homme aux cheveux blancs et au regard bleu et dur vous accueille sèchement. Il vous salue à peine et vous tend le gel hydroalcoolique et un masque. Il vérifie que le masque soit bien mis sans un mot et vous demande de bien vous laver les mains entre les doigts jusqu’à ce que le produit ait pénétré. Il vous fait signe de le suivre dans son cabinet et vous demande pourquoi vous êtes là. Vous aviez transmis toutes les informations, vous recommencez à expliquer. Il vous fait sentir qu’il vous en veut d’être venue. Mais il fait son travail. Il vous ausculte, il prend votre pouls, votre tension, se rend compte qu’effectivement votre situation se dégrade, il fait des ordonnances. Son large masque blanc, les lunettes devant ses yeux et sa froideur vous le rendent absolument étranger. Alors qu’il commence à vouloir échanger avec vous, à établir un lien parce qu’il pense que vous avez peut-être eu raison de venir, votre certitude de ne pas pouvoir le reconnaître le jour où vous le croiserez le visage nu, vous rend mutique.

11 mai 2020

Une femme qui fait le ménage chez les autres. Elle est habillée d’un legging noir et d’un haut à mi cuisse. Sa coiffure est étrange, les cheveux longs et frisés sont extrêmement tirés en arrière sur le sommet de la tête par une pince et redescendent ensuite dans le cou. Contre le crâne, ils luisent de gras ou d’un produit capillaire, on ne sait pas, mais on voit que c’est une façon à elle de s’apprêter pour sa tâche. Elle paraît grosse et pourtant, elle est plutôt forte avec une ossature lourde et pleine mais qui la met mal à l’aise et qu’elle essaie de masquer. On pense aux athlètes qui lancent le disque ou le poids. Elle a la même densité et la même gaucherie dans les mouvements d’une lourdeur animale. Elle fait tomber tout ce qu’elle frôle dans un désastre qu’elle ne maîtrise pas et regarde sincèrement désolée ce qui est tombé, s’est cassé, comme si elle ne comprenait pas pourquoi cela lui arrive à elle. Quand ce n’est pas trop grave, elle en rit.

10 mai 2020

Elle parle très vite. On perçoit qu’elle occupe tout l’espace de la parole pour empêcher quelqu’un de parler. Elle finit par dire devant votre air étonné par ses questions qui ne correspondent pas à son âge : “c’est pour mon fils” dans un souffle comme s’excusant. On tourne la tête et on voit qu’il est là, immense, les bras ballants avec un regard à la fois implorant et buté. Délibérément alors, on s’adresse à lui en passant par dessus le flot de paroles. Au lieu de répondre à la mère, on pose des questions au fils auxquelles il répond calmement. Peu à peu, vous dialoguez normalement, il sourit, se rassure devant les difficultés à venir et vous apercevez que sa mère s’est tue. Elle s’est mise en retrait, il a pris peu à peu sa place face à vous. Elle a les bras croisés sur la poitrine et vous regarde avec une animosité certaine comprenant que cette exclusion de la conversation est le début de son départ à lui vers ce monde qui est le vôtre.

9 mai 2020

Un homme assis derrière une table devant un large auditoire. Il doit avoir une soixante d’années et semble très à l’aise, il a l’habitude de cette situation. Il a des cheveux presque blancs bien coupés et une costume gris foncé avec une chemise blanche et une cravate sombre. On perçoit un gilet noir de laine et le col de sa veste est remonté étrangement, lui donnant un air moderne. On pense qu’il a froid, qu’il y a un courant d’air. Il parle dans un micro et a des notes posées devant lui. Son visage est fin et élégant, il ne quitte jamais ses lunettes. Dans cette sobriété et le sérieux de son cours, il sourit de temps en temps avec une ironie qui ne semble pas mordante. On est surpris car, dans ce qu’il énonce, il glisse des notes personnelles, des petits décalages ce qui est nouveau pour lui et pour nous. Il s’accorde ce droit car c’est sa dernière année. C’est le fin. Et son ironie est presque tendre de ce qui lui apparait comme une incongruité, lui qui continue avec tant d’ardeur son travail de pensée.

8 mai 2020

La voix d’un enfant derrière un mur. Il se promène dans une petite ruelle avec ses parents. Il chantonne et en même temps cherche une devinette que lui a posée son père. Il répond et annonce qu’il va en poser une à son tour. Il demande: “Aimez- vous Mac Do?” Son père, très embêté, lui dit que cette question n’est pas une devinette mais l’enfant insiste et lui demande de répondre avec un peu d’anxiété dans la voix. Il a dû percevoir dans la gaieté qu’a manifestée son père en allant chez MacDo pour lui faire plaisir, quelque chose de factice qui l’inquiète. Pourquoi son père n’aime-t’il pas les mêmes choses que lui ? Il veut savoir. Il grandit.

7 mai 2020

Une maîtresse femme d’une cinquantaine d’années sur un marché. Les cheveux sont teints dans un noir de jais, longs, raidis, avec une frange qui durçit ses traits. Elle a le verbe haut et trône sur son étal d’où elle interpelle, salue, apostrophe. Elle donne sans cesse des ordres à des hommes plus jeunes qu’elle qui l’entourent dans le travail difficile du poisson. Fils, employés, ils plient et exécutent ses demandes sèches mais dès qu’ils le peuvent, ils se moquent d’elles bruyamment surtout si elle est partie faire une course ou boire un café. Ils ne peuvent pas complètement accepter ces ordres-là et veulent surtout que les autres croient qu’ils obéissent pour lui faire plaisir, pas parce qu’elle est leur patronne.

6 mai 2020

Une jeune femme extrêmement mince, habillée tout en noir, fait la queue devant la pharmacie. Elle semble nerveuse ou impatiente et saute d’un pied sur l’autre. Elle bouge ses bras comme si elle était sur un ring. Elle est coiffée d’une haute queue de cheval qui dégage son long visage et met très en évidence le masque qu’elle porte devant la bouche et le nez et qui lui enserre aussi le menton. Contrairement aux autres masques, celui-ci n’a pas de plis et prend la forme du bas de son visage comme s’il avait été moulé dessus. Entièrement noir, il y a en son centre des signes calligraphiques chinois blancs à la hauteur de sa bouche comme un cri muet et incompréhensible. Alors que tous nous ressemblons à des malades errants avec nos masques bleus et blancs d’hôpital, le sien voudrait faire d’elle une guerrière.

5 mai 2020

L’homme paraît tout de suite sympathique avec ses cheveux blancs coupés courts de façon très moderne et ses vêtements qui dénotent une recherche tout en étant décontractés avec des formes jeunes et ajustées. Les couleurs sont personnelles et les baskets montantes drôles. Sa démarche est assurée et élastique quand il se promène dans la ville ou dans son jardin. Quand il commence à parler, on est stupéfait par sa voix haut perchée de fausset qu’il pousse en la rendant maniérée comme si c’était un choix de sa part. On se dit qu’il a dû falloir du courage quand il s’est découvert cette voix à l’adolescence et que toute sa personnalité s’est bâtie autour de ça.

4 mai 2020

Derrière un mur trop fin, une voix de femme qui ne peut s’empêcher de crier quand elle parle. Au départ, on a cru qu’elle téléphonait en arpentant son jardin puis on a compris qu’elle parlait avec quelqu’un présent. La voix est désagréable et ne s’exprime que par mots courts qui sonnent tous comme des exclamations parfois remplacés par des rires en cascade, presque gras. Ces rires répétés sonnent étrangement d’une gaieté factice, elle veut absolument que tout autour d’elle qui vient de réinvestir cette maison vide, soit joyeux et festif. D’un coup, la tristesse de cette mascarade qu’elle n’en finit plus de rejouer nous gagne.

3 mai 2020

On entend des voix d’enfants surexcités. Ils crient, ils courent, ils s’exclament, ils rient, c’est Pâques. La chasse aux œufs est ouverte dans les jardins de ceux qui en ont. Tout à coup, on entend des pleurs. Celui qui n’a pas trouvé d’œufs, celui qui s’est fait voler les siens, celui dont l’œuf est cassé, celui qui en a moins que les autres, celui qui pense que c’est injuste et qui ne se remet des cris de victoire des autres enfants qui bourdonnent autour de lui. Une voix d’adulte intervient calmement mais il y a sous la douceur, un agacement et on comprend que c’est toujours cet enfant-là qui pleure dans ces moments de fête et de joie.

2 mai 2020

Une femme mince, brune, le visage marqué, qui doit avoir une cinquantaine d’années. Elle s’agite dans son salon que l’on devine impeccable et qu’elle continue de ranger rapidement “surjouant” son activité alors que rien ne traîne. On sent qu’elle veut démontrer quelque chose ou plutôt prouver quelque chose, peut-être qu’elle est très occupée voire débordée alors que ses interlocuteurs, non. Son ton un peu pincé cache son désappointement car personne ne s’intéresse vraiment à ce qu’elle fait. A un moment donné un de ses frères, lui dit: “mais arrête de t’agiter” et son regard triste et vide de petite fille vieillie montre qu’elle a l’habitude de l’indifférence agacée réservée à la cadette de cette fratrie.

1 mai 2020

Un homme d’une soixantaine d’année, maghrébin, il se tient devant une secrétaire médicale assise à son bureau. Il vient pour un examen radiologique mais il n’a pas pris de rendez vous et ne semble pas comprendre pourquoi cela pose problème et ce qu’il aurait dû faire. Il répète sans cesse comme pour prouver sa bonne foi : “je viens pour l’examen a dit le docteur”. La secrétaire, de guerre lasse, lui dit que l’on va faire son examen mais qu’il va devoir attendre et que, pendant ce temps, il est important qu’il boive cinq verres d’eau et lui tend un gobelet en carton en lui montrant la porte des toilettes. Il prend le gobelet, le regarde éberlué et demande “je dois boire?”. Elle soupire et se lève pour lui montrer la porte derrière laquelle il y a un robinet. Il répète “cinq, cinq, cinq.. “ avec un air désespéré comme si le nombre de verre à boire augurait de l’annonce de la grave maladie à venir.

30 avril 2020

Assise à une table de salon de thé, elle a l’air perdue et vaguement ennuyée. Elle écoute les conseils presque hurlés de son voisin de table âgé et sourd et ceux d’une femme de son âge qui lui ressemble. Il faut qu’elle vive, qu’elle arrête de broyer du noir, de refuser toute aide, la vie est une belle chose à prendre au jour le jour. Elle sirote son café cuillère après cuillère et elle attend que ça passe sans impatience comme habituée à ces mots et ces injonctions. Elle regarde de temps en temps devant elle en acquiesçant vaguement et se tourne vers vous gênée avec un vague sourire car elle sait bien que vous entendez leur vaine litanie.

29 avril 2020

Un vieux monsieur taille la haie de son jardin en intimant régulièrement à son chien l’ordre de se taire. Celui-ci lance un aboiement court et régulier pour signaler sa présence et son maître lui répond quasi machinalement. Cela finit par faire comme un dialogue rythmé de “waouf” et de “tais-toi” qui rassure autant qu’il ne dérange à l’heure de la sieste. De temps en temps, le ton de l’un et de l’autre monte et nous surprend comme une dispute impromptue mais sans importance.

28 avril 2020

La voiture cabossée et bleue roule très lentement sur une petite route où vous vous promenez. A l’intérieur, un jeune couple. Lui a la main qui pend nonchalamment sortie par la fenêtre et semble enfoncé dans son siège comme s’il ne conduisait pas, elle est plus redressée et attentive. Ils semblent flâner. Pourtant de la voiture sort une musique très forte avec des basses sourdes et violentes et lorsque la voiture passe à votre hauteur, le garçon sourit ironiquement comme si le bruit, dont il sait parfaitement qu’il vous gêne, venait compenser la banalité de sa voiture et prendre l’espace qu’il voudrait pour eux seuls.

27 avril 2020

Une voix de femme haut perchée mais pas jeune. Elle adresse une question à un homme plus âgé qui lui répond avec une impatience résignée. Elle reprend la parole avec un rythme particulier de la voix et on comprend que sa question connaît la réponse et qu’elle voulait juste s’assurer qu’il ferait bien comme elle l’avait décidé. Dans les réponses calmes qu’il lui fait, on entend qu’il le sait et qu’il s’en fout depuis le temps.

26 avril 2020

Chaque jour, dans la ruelle, un couple croise un homme qui court. Chaque jour, quasiment à la même heure devant chez vous. Chaque fois, la femme dit bonjour au “jogger” qui répond en un murmure essoufflé et chaque jour, après, elle dit à son compagnon combien il est impoli de ne pas dire bonjour à cet homme croisé tous les jours. Et chaque jour, il lui répond qu’il ne comprend pas pourquoi il dirait bonjour à un homme qu’il ne connait pas. Elle soupire et accélère le pas.

25 avril 2020

Une femme et un homme dans un chemin qui cueillent quelques fleurs. Dès qu’ils vous entendent, ils arrêtent leur cueillette et continuent leur route. Vous tentez de les rassurer d’un “bonjour” mais ils continuent leur route comme pris en faute en lançant un “bonjour “ à la va vite. Cela leur rappelle leur enfance quand ils allaient voler des cerises ou des fleurs chez un voisin, sur le bord d’une route, dans un champ. Cette bouffée d’enfance que vous entendez dans leurs rires étouffés, vous fait du bien.