les rencontres

4 décembre 2020

Les voisins

27 avril 2020. Une voix de femme haut perchée mais pas jeune. Elle adresse une question à un homme plus âgé qui lui répond avec une impatience résignée. Elle reprend la parole avec un rythme particulier de la voix et on comprend que sa question connaît la réponse et qu’elle voulait juste s’assurer qu’il ferait bien comme elle l’avait décidé. Dans les réponses calmes qu’il lui fait, on entend qu’il le sait et qu’il s’en fout depuis le temps.

8 aout 2020. Une voix de femme haut perchée mais pas jeune. Elle adresse une question à un homme qui n’est pas très loin d’elle et qui taille un haut rosier en chantonnant. Quand il entend sa question, il descend lentement de son escabeau. Elle répète sa question et il lui dit qu’il a entendu, qu’il ne faut pas qu’elle s’énerve, que oui, après avoir taillé le rosier, il va tailler la vigne avant qu’il ne soit trop tard, évidemment. Son ton est calme et gentil. Il la rassure comme d’habitude, et cette façon qu’elle a de toujours vouloir s’assurer qu’il fait ce qu’ils ont décidé, ou ce qu’elle a décidé, le rassure lui aussi sur ce qui les lie jour après jour.

29 avril 2020. Un vieux monsieur taille la haie de son jardin en intimant régulièrement à son chien l’ordre de se taire. Celui-ci lance un aboiement court et régulier pour signaler sa présence et son maître lui répond quasi machinalement. Cela finit par faire comme un dialogue rythmé de “waouf” et de “tais-toi” qui rassure autant qu’il ne dérange à l’heure de la sieste. De temps en temps, le ton de l’un et de l’autre monte et nous surprend comme une dispute impromptue mais sans importance.

10 aout 2020. Un vieux monsieur taille la haie de son jardin en intimant régulièrement à son chien l’ordre de se taire. Le chien semble enfermé ou attaché à un autre bout du jardin et par un « waouf, waouf » régulier et allant toujours par deux, il se signale à son maître ou demande qu’on le détache, qu’on le caresse, qu’on s’occupe de lui. Le maître occupé, lui répond régulièrement « tais-toi », c’est sa manière de lui signifier qu’il l’a entendu et qu’il sait qu’il est là. Ce dialogue entre l’homme et l’animal fait comme une litanie dans la torpeur de l’après-midi. On n’a jamais entendu le chien aboyer vraiment sinon dans ce moment-là. Quand le chien s’impatiente, il aboie un peu plus longtemps, le vieux monsieur proteste d’un « oh, tu vas te taire, oui ! ». Un silence et puis ça recommence. On a le sentiment d’avoir depuis toujours entendu ça à travers la campagne agricole avant qu’elle n’ait été dévastée par l’avancée de la ville. Un peu agacée, on se rend compte que cette ritournelle nous fait du bien.

4 mai 2020. Derrière un mur trop fin, une voix de femme qui ne peut s’empêcher de crier quand elle parle. Au départ, on a cru qu’elle téléphonait en arpentant son jardin puis on a compris qu’elle parlait avec quelqu’un présent. La voix est désagréable et ne s’exprime que par mots courts qui sonnent tous comme des exclamations parfois remplacés par des rires en cascade, presque gras. Ces rires répétés sonnent étrangement d’une gaieté factice, elle veut absolument que tout autour d’elle qui vient de réinvestir cette maison vide, soit joyeux et festif. D’un coup, la tristesse de cette mascarade qu’elle n’en finit plus de rejouer nous gagne.

15 aout 2020. Derrière un mur trop fin, une voix de femme qui ne peut s’empêcher de crier quand elle parle. L’homme à qui elle s’adresse est pourtant près d’elle mais sa véhémence à l’air de s’adresser non pas à lui mais à une sorte de public fantôme. Elle voudrait que tout aille plus vite car les aménagements de la maison et du jardin ne sont toujours pas terminés. Elle sait que le jardin est sec, la maison laide et banale, et qu’il faudra du temps pour que ce lieu, dont elle a hérité récemment, retrouve une vie. Elle gesticule, crie, s’exclame, rit avec une sorte de frénésie qui est tellement visible qu’elle en devient gênante. Devant cette tristesse du lieu, elle a décidé de faire une piscine d’un bleu rutilant, entourée de gazon synthétique. Face à la maison vide, ce petit espace devient factice animé de rires forcés d’une fausse fête sans joie.

15 mai 2020. La maison est neuve, quelconque avec sa couleur beige et ses balcons à balustres mais elle a une belle vue sur la mer et un joli jardin. La jeune femme qui y vit semble ne jamais se préoccuper de l’extérieur et ne sort que rarement sur la terrasse devant la porte-fenêtre de sa chambre. Les jours de grand soleil, elle s’installe dans un transat en maillot de bain et bronze, des écouteurs sur les oreilles, sans jamais regarder la mer. Elle vit dans cette maison comme dans un appartement du centre ville. Alors qu’elle y est seule avec son compagnon, on dirait que pour elle, le jardin, est un espace qui ne lui appartient pas. On imagine qu’arrivée récemment dans cette maison, elle ne s’est pas encore détachée de la vie en appartement avec balcon qu’elle a eu jusqu’à présent et qu’elle reste attachée à cette mesure ancienne et rassurante de l’espace urbanisé. Elle n’arrive pas à prendre la géométrie de l’opulence nouvelle.

9 septembre 2020. La maison est neuve, quelconque avec sa couleur beige et ses balcons à balustres mais elle a une belle vue sur la mer et un joli jardin. La jeune femme qui y vit l’aime beaucoup et a été très heureuse d’y emménager avec son compagnon. Elle s’y sent protégée un peu au dessus de la ville et cette maison aurait été il y a encore quelques mois un luxe inaccessible. Pourtant, elle a le sentiment d’y être un peu entre parenthèses, comme en vacances. Elle doit prendre la voiture pour faire des courses, aller à la plage, aller travailler, et cela lui donne le sentiment d’avoir changé de vie. Elle essaie d’apprivoiser l’endroit en conquérant peu à peu les espaces extérieurs mais le jardin lui est indifférent. Elle n’en a jamais eu, elle a même le sentiment qu’il lui est hostile. Elle le regarde depuis la terrasse et se demande comment faire. Elle se sent obligée de s’en occuper mais elle n’a pas de modèle à suivre. Elle pense qu’elle n’a pas le mode d’emploi de cette nouvelle vie, elle rit en pensant qu’il n’y a pas de tutoriel pour cela.

21 mai 2020. Deux hommes derrière une haie dense dans un chemin privé. On ne sait pas exactement ce qu’ils font mais on les entend bêcher, couper du métal, de la pierre, transporter des matériaux dans une brouette. Tout cela dans une assez bonne humeur, avec des plaisanteries, même si on les entend parfois soupirer et ahaner devant la difficulté de leur tâche. Très tard dans la matinée, on perçoit une voix de femme, puis deux et ils quittent leur chantier pour déjeuner avec elles sur une terrasse en contrebas. Les rires, les exclamations, les longs récits, prolongent infiniment le repas pendant tout l’après-midi. Le chantier abandonné ne semble qu’être le prétexte à des retrouvailles joyeuses.

15 septembre 2020. Deux hommes derrière une haie dense dans un chemin privé. Celui qui est propriétaire de cette maison a décidé de refaire une partie de son chemin et a demandé l’aide de son frère. Ils ne se sont pas vus depuis trois mois. Ils sont émus et contents de se retrouver. Ils se rendent compte que le chantier est plus difficile que prévu. Pourtant les gestes faits ensemble, le labeur, leur permettent de parler vraiment de leur solitude, de leurs parents qui sont loin. A un moment donné, ils s’aperçoivent que l’un est assis sur la brouette et l’autre sur un seau retourné et qu’ils discutent sans plus travailler. Cela les fait rire et leur rappelle leur enfance quand ils parlaient en cachette au lieu de faire les corvées que leurs parents leur donnaient. Ils décident d’aller déjeuner avec leurs compagnes et de laisser là ce chantier. L’après-midi avance, le repas joyeux s’éternise et le chantier ne bougera plus pendant plusieurs semaines. Tout le monde s’en fout.

26 mai 2020. Une femme d’un certain âge parle avec son mari dans leur jardin qui fait face au vôtre. Vous êtes en train d’arroser quand elle se tourne vers vous et vous parle pour la première fois depuis votre emménagement. En échangeant avec elle, vous vous apercevez qu’elle a une veste cintrée de costume blanc avec un col brillant, un petit haut noir avec de la dentelle, qu’elle est maquillée et coiffée d’un chignon de cheveux faussement blonds. Vous êtes surprise par le contraste entre le lieu où elle se trouve, son jardin, la situation, elle ne semble pas sur le point de sortir et échange calmement, et ce soin apporté à sa tenue. On dirait qu’elle est déguisée. Vous ne pouvez vous empêcher de vous demander ce que cela cache.

20 septembre 2020. Une femme d’un certain âge parle avec son mari dans leur jardin qui fait face au vôtre. Elle sait qu’elle est très habillée pour une matinée passée chez elle, mais elle ne veut absolument ne pas se laisser aller comme la voisine qui est en train de palisser sa tonnelle, qui est en jean et tee-shirt, qui n’est pas maquillée et a des cheveux courts sans véritable coiffure. Elle sait qu’elle a passé très longtemps à se maquiller, se coiffer, à choisir ses vêtements alors qu’elle va rester chez elle mais il le faut. C’est dans la lenteur de son brushing, puis dans la minutie de la construction de son chignon, dans la sophistication des couches de crèmes et de fonds de teint qu’elle apaise l’inquiétude qui l’étreint matin après matin. Rester chez soi, ne plus voir ses enfants et ses petits enfants, il faut qu’elle fasse tout cela pour arriver à se lever et à faire semblant que la vie continue alors qu’elle, elle est entre parenthèses.

7 juin 2020. Un enfant crie. Au début, on pense qu’il est juste très énervé puis on entend que ses cris deviennent plus aigus comme quand on a peur. Aux bruits d’eau et aux voix, on comprend qu’un homme est en train d’essayer de lui apprendre à nager. La voix est très calme et l’enfant semble s’apaiser en battant très forts des pieds et des mains. Mais peu à peu, les cris de peur reviennent, s’amplifient et la voix masculine s’énerve un peu. On entend aux bruits que font ses pas au bord de la piscine, que l’enfant en est sorti et il hurle avec colère que “jamais, jamais, j’y retourne, papa”. On comprend qu’il est plus grand que ce que l’on croyait. Le père rit et le traite de peureux. D’autres rires s’élèvent, ils sont certainement entre amis ou en famille. Au ton de sa voix, on sent le père gêné devant les autres de s’y être mal pris ou d’avoir un fils poltron. Il propose alors une partie de foot à son fils qui refuse et dit “ ça aussi, jamais plus”. Il y a comme un silence puis des rires à nouveau. Mais on n’entend pas de ballon. Le fils chantonne à haute voix presque triomphalement. Il grandit.

10 octobre 2020. Un enfant crie. Il sait qu’il doit apprendre à nager mais il ne veut pas. Il aime beaucoup l’eau à la plage et à la piscine, il aime jouer, sauter mais avec ses brassards. Il voit bien que les autres aiment nager mais lui, cela lui convient parfaitement comme ça. Il ne comprend pas pourquoi c’est si important et n’a pas envie. Mais il voit bien que son père approche d’un air décidé. Il pleure mais son père le tient bien, lui enlève ses brassards et lui montre comment faire les mouvements de la brasse. Il fait les mouvements sagement, il commence à se sentir mieux, il avance. Tout à coup, il sent qu’il est seul, il a peur, il ne voit plus son père, il se débat, il boit la tasse, il a de plus en plus peur puis son père le sort en fin de l’eau en riant. Il le déteste. Il entend les rires des autres. Il ne fera plus jamais, jamais rien avec lui. Il refuse de faire quoi que ce soit et dit non très fort à tout. Il voit bien que cela embête son père. Alors il dit non encore plus fort. Il est très content. Il grandit.

4 aout 2020. Une petite maison dans un jardin. La maison n’est pas neuve mais doit dater des années soixante-dix, elle est très banale. Le jardin est à moitié entretenu, l’herbe est coupée mais sèche. On est dimanche, le repas de famille se fait dehors, les enfants crient, jouent, les adultes discutent et parlent fort. Peu à peu le jardin se vide. On voit un jeune homme seul au milieu de l’herbe habillé d’une chemise blanche repassée, d’un nœud papillon, d’un costume noir ajusté et de chaussures noires cirées. Il est bien trop habillé pour un repas de famille surtout en plein été. Il a l’air presque clownesque tellement il semble incongru d’autant plus qu’il est très droit et immobile. Il est très tranquille et regarde devant lui sans que son regard ne se pose. Cela créé une sorte d’image comique de désolation, cet homme en habit devant cette maison et ce jardin sans beauté et sans verdure. Tout à coup, il se met à courir et va à son scooter en regardant l’heure. On se dit alors qu’il est en habit de travail et que le petit instant suspendu de son rêve, il a tout oublié.

4 décembre 2020. Une petite maison dans un jardin. Le jardin est peu entretenu et plein d’objets trainent aux abords de la maison. On ne sait si quelqu’un vit vraiment, tout le temps, dans cette maison qui est pourtant voisine de la nôtre mais à l’arrière. On y voit surtout des gens le week-end qui viennent pour profiter, très bruyamment, de la toute nouvelle piscine. Souvent des familles entières viennent passser la journée et la soirée. Une jeune femme et deux jeunes hommes semblent en être les propriétaires ou en tous les cas y être le plus souvent. Ce sont eux qu’on voit s’affairer le lendemain pour ranger à la suite d’un repas, d’un barbecue ou d’une fête. Le soir, l’été, souvent il n’y a personne. On surprend un des jeunes hommes habillé en garçon de café ou serveur dans un restaurant, son costume noir avec une cravate est étrange dans la moiteur de l’été. Etant donné son habit, on pense qu’il doit travailler dans un endroit chic de la Côte d’Azur. Il n’a pas la tenue plus décontractée des serveurs des restaurants de plage, des pizzerias. Il met un casque et part précipitamment en scooter bleu, ceux de la Ville. D’un coup, malgré le costume, il redevient un gamin bruyant qui fait hurler son moteur.

1 décembre 2020

Ceux qui sont perdus

5 octobre 2020. Une scène à Paris sur un grand boulevard. On est assis à un café. On voit un homme âgé, une soixantaine d’année peut-être, de dos, il est assez massif, il est sale, barbu mais on n’a pas l’impression que ce soit un clochard. Il n’est habillé que d’un slip gris et d’un short noir mais il porte son short sur les cuisses laissant ainsi son slip apparent. On croit d’abord qu’il est en train de pisser dans une poubelle mais non, il fouille dans cette poubelle puis lit le journal qu’il a trouvé, debout, impassible. Il est 18 heures, c’est l’heure de pointe, il y a plein de gens autour de lui. Certains s’arrêtent incrédules, d’autres disent quelque chose, quelqu’un lui demande « ça va ? », il ne semble rien entendre. Il part en marchant difficilement sur le trottoir puisque son short sur les cuisses l’entrave. On fait une photographie parce que on a l’impression que demain on pensera qu’on s’est trompé, que cette scène n’a pas eu lieu. On ne sait quoi en penser. Un clochard, un homme qui a trop bu, un homme seul, en tout cas un homme perdu. Encore un.

19 octobre 2020. Un homme traverse la rue devant nous en dehors des passages protégés. Il fait attention aux voitures mais semble pressé. Il est assez âgé, avec des cheveux blancs et des traits fins et marqués. Il porte des lunettes noires au dessin très fort avec deux branches épaisses et deux petits cercles autour des yeux, on ne voit presque que cela et elles lui donnent un air moderne et « branché ». Il est habillé d’un grand tee-shirt et d’un pantalon « baggy » bleus et porte des baskets qu’on distingue mal mais qui semblent être des « Converse ». On remarque qu’il porte un grand sac de courses en plastique avec des anses noires comme on peut en acheter dans les grandes surfaces. Ce sac semble plutôt sale et plein. Une fois de l’autre côté de la rue, il court jusqu’à un banc et monte dessus. Il pose son sac et il monte sur l’accoudoir et met une main en visière. Il regarde en haut de la rue, puis en bas, plusieurs fois de suite. On dirait une vigie tournoyante. On se demande s’il cherche quelqu’un. Au bout d’un moment, il se met à sourire puis à rire. On pense qu’il a trouvé mais son rire ne s’arrête jamais tandis qu’il continue de scruter au loin. Un homme qui guette le vide en riant. Un homme perdu, certainement. Encore un.

1er décembre. Une femme d’une soixantaine d’année assise sur un parapet le long d’un immeuble sur une place qui sert de parking. On voit d’abord ses jambes, l’une est posée au sol, l’autre pend dans le vide. Elle porte des ballerines noires classiques, ses jambes sont nues et au-dessus du genou, on aperçoit un legging rose fuchsia. En haut, elle porte un pull beige très ample, une écharpe violette entourée autour du cou et un bonnet marron enfoncé sur la tête. Son visage est comme gonflé et ses yeux noirs sont cachés par des lunettes de soleil, dont il manque un verre, alors que la nuit de ce jour gris tombe. A côté d’elle, posé sur le parapet, un sac « ikea » bleu rempli à ras-bord. On aperçoit, dépassant, des vêtements et une doudoune ou un duvet. Quand on passe, elle nous invective. Elle invective et insulte tous les passants qui ont un masque et les, très rares, qui n’en ont pas, elle les salue par un hurlement de contentement et en leur proposant un « coup à boire ». On voit alors qu’elle a une grande canette de bière à la main, et un pack ouvert qui a l’air d’être largement entamé derrière elle. Elle est à la fois joyeuse et en colère. Peu à peu, elle se met aussi à insulter ceux qui n’ont pas de masque car ils ne veulent pas venir boire avec elle. Quand on repasse, plus tard, elle est assise par terre contre le mur, elle dort appuyée sur son sac. Elle ne se rend même pas compte qu’il pleut. Une femme perdue. Encore une.

27 octobre 2020

Les mangeurs de purée

17 septembre. Une femme à la terrasse d’un grand café parisien. Elle est grande, brune, coiffée d’un chignon banane et a d’assez grandes lunettes de soleil en forme de papillon qui lui recouvrent le visage. Elle est habillée d’une robe de cocktail noire moulante, qui descend au genou et qui est échancrée dans le dos et sur les hanches. De chaque côté de la taille, une petite chaine argentée. Au pied, elle est chaussée de sandales fines, à très haut talon presque aiguille. Les sandales sont nacrées et sur le dessus des lanières, il y a quelques fausses pierres qui brillent à la lumière. Etrangement, elle n’a pas de bijoux, uniquement une montre qui a l’air de métal doré. Elle arrive, s’assied et enlève son masque et ses lunettes, commande son repas avec son compagnon qui était là avant elle. Elle est très bien habillée, trop. C’est étrange. On se dit que peut-être elle a un cocktail mondain plus tard. Elle répond au téléphone et met le haut-parleur pour que son compagnon entende. D’une main, elle tient son téléphone, et de l’autre, elle mange. Elle mange de la purée. Elle la savoure comme une enfant en prenant des grosses bouchées qui lui emplissent la bouche. Ce geste régressif lui donne un sourire qui déjoue tout ce dont elle s’est paré avec tant de soin.

25 octobre. Un homme autour de soixante ans est assis à la table d’un restaurant avec quatre autres personnes, deux femmes et deux hommes. Les deux femmes sont arrivées bien avant les trois hommes et avaient déjà commencé leur repas. L’homme semble assez grand, a un visage fin avec un nez assez fort, les cheveux blancs, ondulés et en arrière, il parle avec un accent prononcé de la ville où nous sommes. Il est habillé d’une chemise grise et d’une « doudoune » sans manches, gris foncé. A voir la familiarité qu’il a avec sa voisine, on comprend que c’est sa femme mais les deux femmes continuent leur repas en parlant entre elles, pendant que les trois hommes commandent, tous les trois la même chose. Quand arrive son filet avec un beurre aux herbes, de la purée et un peu de « mesclun », il regarde son plat d’un air dubitatif. Puis il prend la salade avec sa fourchette et la met d’autorité dans l’assiette vide de sa femme qui avait fini de manger. Elle lui dit, sans le regarder, « tu es vraiment impossible », mange la salade et poursuit sa conversation. Elle n’a pas tourné la tête un instant vers lui. Il mange avec délectation sa purée comme un gamin.