Les mangeurs de purée
17 septembre. Une femme à la terrasse d’un grand café parisien. Elle est grande, brune, coiffée d’un chignon banane et a d’assez grandes lunettes de soleil en forme de papillon qui lui recouvrent le visage. Elle est habillée d’une robe de cocktail noire moulante, qui descend au genou et qui est échancrée dans le dos et sur les hanches. De chaque côté de la taille, une petite chaine argentée. Au pied, elle est chaussée de sandales fines, à très haut talon presque aiguille. Les sandales sont nacrées et sur le dessus des lanières, il y a quelques fausses pierres qui brillent à la lumière. Etrangement, elle n’a pas de bijoux, uniquement une montre qui a l’air de métal doré. Elle arrive, s’assied et enlève son masque et ses lunettes, commande son repas avec son compagnon qui était là avant elle. Elle est très bien habillée, trop. C’est étrange. On se dit que peut-être elle a un cocktail mondain plus tard. Elle répond au téléphone et met le haut-parleur pour que son compagnon entende. D’une main, elle tient son téléphone, et de l’autre, elle mange. Elle mange de la purée. Elle la savoure comme une enfant en prenant des grosses bouchées qui lui emplissent la bouche. Ce geste régressif lui donne un sourire qui déjoue tout ce dont elle s’est paré avec tant de soin.
25 octobre. Un homme autour de soixante ans est assis à la table d’un restaurant avec quatre autres personnes, deux femmes et deux hommes. Les deux femmes sont arrivées bien avant les trois hommes et avaient déjà commencé leur repas. L’homme semble assez grand, a un visage fin avec un nez assez fort, les cheveux blancs, ondulés et en arrière, il parle avec un accent prononcé de la ville où nous sommes. Il est habillé d’une chemise grise et d’une « doudoune » sans manches, gris foncé. A voir la familiarité qu’il a avec sa voisine, on comprend que c’est sa femme mais les deux femmes continuent leur repas en parlant entre elles, pendant que les trois hommes commandent, tous les trois la même chose. Quand arrive son filet avec un beurre aux herbes, de la purée et un peu de « mesclun », il regarde son plat d’un air dubitatif. Puis il prend la salade avec sa fourchette et la met d’autorité dans l’assiette vide de sa femme qui avait fini de manger. Elle lui dit, sans le regarder, « tu es vraiment impossible », mange la salade et poursuit sa conversation. Elle n’a pas tourné la tête un instant vers lui. Il mange avec délectation sa purée comme un gamin.