Ceux qui sont perdus

5 octobre 2020. Une scène à Paris sur un grand boulevard. On est assis à un café. On voit un homme âgé, une soixantaine d’année peut-être, de dos, il est assez massif, il est sale, barbu mais on n’a pas l’impression que ce soit un clochard. Il n’est habillé que d’un slip gris et d’un short noir mais il porte son short sur les cuisses laissant ainsi son slip apparent. On croit d’abord qu’il est en train de pisser dans une poubelle mais non, il fouille dans cette poubelle puis lit le journal qu’il a trouvé, debout, impassible. Il est 18 heures, c’est l’heure de pointe, il y a plein de gens autour de lui. Certains s’arrêtent incrédules, d’autres disent quelque chose, quelqu’un lui demande « ça va ? », il ne semble rien entendre. Il part en marchant difficilement sur le trottoir puisque son short sur les cuisses l’entrave. On fait une photographie parce que on a l’impression que demain on pensera qu’on s’est trompé, que cette scène n’a pas eu lieu. On ne sait quoi en penser. Un clochard, un homme qui a trop bu, un homme seul, en tout cas un homme perdu. Encore un.

19 octobre 2020. Un homme traverse la rue devant nous en dehors des passages protégés. Il fait attention aux voitures mais semble pressé. Il est assez âgé, avec des cheveux blancs et des traits fins et marqués. Il porte des lunettes noires au dessin très fort avec deux branches épaisses et deux petits cercles autour des yeux, on ne voit presque que cela et elles lui donnent un air moderne et « branché ». Il est habillé d’un grand tee-shirt et d’un pantalon « baggy » bleus et porte des baskets qu’on distingue mal mais qui semblent être des « Converse ». On remarque qu’il porte un grand sac de courses en plastique avec des anses noires comme on peut en acheter dans les grandes surfaces. Ce sac semble plutôt sale et plein. Une fois de l’autre côté de la rue, il court jusqu’à un banc et monte dessus. Il pose son sac et il monte sur l’accoudoir et met une main en visière. Il regarde en haut de la rue, puis en bas, plusieurs fois de suite. On dirait une vigie tournoyante. On se demande s’il cherche quelqu’un. Au bout d’un moment, il se met à sourire puis à rire. On pense qu’il a trouvé mais son rire ne s’arrête jamais tandis qu’il continue de scruter au loin. Un homme qui guette le vide en riant. Un homme perdu, certainement. Encore un.

1er décembre. Une femme d’une soixantaine d’année assise sur un parapet le long d’un immeuble sur une place qui sert de parking. On voit d’abord ses jambes, l’une est posée au sol, l’autre pend dans le vide. Elle porte des ballerines noires classiques, ses jambes sont nues et au-dessus du genou, on aperçoit un legging rose fuchsia. En haut, elle porte un pull beige très ample, une écharpe violette entourée autour du cou et un bonnet marron enfoncé sur la tête. Son visage est comme gonflé et ses yeux noirs sont cachés par des lunettes de soleil, dont il manque un verre, alors que la nuit de ce jour gris tombe. A côté d’elle, posé sur le parapet, un sac « ikea » bleu rempli à ras-bord. On aperçoit, dépassant, des vêtements et une doudoune ou un duvet. Quand on passe, elle nous invective. Elle invective et insulte tous les passants qui ont un masque et les, très rares, qui n’en ont pas, elle les salue par un hurlement de contentement et en leur proposant un « coup à boire ». On voit alors qu’elle a une grande canette de bière à la main, et un pack ouvert qui a l’air d’être largement entamé derrière elle. Elle est à la fois joyeuse et en colère. Peu à peu, elle se met aussi à insulter ceux qui n’ont pas de masque car ils ne veulent pas venir boire avec elle. Quand on repasse, plus tard, elle est assise par terre contre le mur, elle dort appuyée sur son sac. Elle ne se rend même pas compte qu’il pleut. Une femme perdue. Encore une.